La mer

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La marée était encore plus féerique que sur les photographies que nous avions reçues. Le sable dorée, l'odeur marine, le claquement des vagues sur le rivage, tous semblait sortir d'une aquarelle.

Godefroy et Freyja jetèrent brusquement leur bêche et leur seau, puis se hâtèrent de fouler l'eau glacée et salée. Contrairement aux enfants, je ne me pressai pas. Je profitais des grains blonds du sol chaud, et du soleil qui me faisait paraître plus blanche que je ne l'étais.

Je déposai finalement une serviette rayée parmi les jouets de plage puis m'assis, les genoux pliés et relevés contre ma poitrine. Le Dragon s'installa à mes côtés, et entrelaça sa main balafrée dans la mienne. Penaude, j'époussetai ma robe déjà parfaitement époussetée, je démêlai les lacets de mes bottes déjà parfaitement démêlés, et peignai mes cheveux déjà parfaitement peignés.

Cette puissante main torturait mes faibles doigts de tiges de métal. Elle m'emprisonnait comme si le moindre coup de vent pouvait m'emporter loin d'elle. Mon ventre se noua comme une serviette trempée qu'on essorerait. Si je restais immobile de la sorte, je me consumerais d'embarras.

J'étais ici pour profiter de mes congés, pas pour devenir plus folle que je ne l'étais, me répétais-je pour calmer l'inquiétude, qui me rongeait les membres.

Il fallait absolument me changer les idées.

- L'eau est bonne, m'affirma simplement Godefroy, venu s'enrouler dans une serviette.

On aurait cru qu'il avait lu dans mes pensées.

Ce gamin avait raison : rester assisse à profiter de la chaleur du soleil ne m'aéra pas l'esprit. Je n'avais peut-être pas d'affaires adéquates, mais me tremper les pieds dans l'eau me suffirait.

J'enlevai la main entaillée de la mienne, et allai fouler l'eau. Des cris d'enfants fusèrent dans les tintements des vagues. Je les évitais avec soin, je n'avais nullement envie d'être épongée. Je m'éloignai, et cheminai vers les rochers des côtes. Puis je relevai les bas sombres de ma robe, et quelques instants plus tard, un reflux de glace me chatouilla le bout d'un orteil.

Je me demandais si ce sot de Godefroy n'avait pas fait de sarcasme. Je claquai des jambes et des bras jusqu'à m'en faire grincer les dents. On aurait dit un vieil accordéon désaccordé. A quelques mètres plus loin, Freyja, qui sautait grossièrement dans l'eau, ne paraissait pas le moins du monde frigorifiée.

Je pris mon courage à deux mains et enfonçai mes chevilles dans le manteau de froid. Au bout de quelques minutes, je ne sentis plus le froid se glisser sur ma peau. En revanche, je sentis parfaitement la couverture de la mer m'envelopper quand trois mômes -qui se courraient après- me bousculèrent. Alors que je voulus me relever,une algue me retint fortement les chevilles et les poignets.

Je lançais des regards incessants à Freyja, mais elle n'en fit rien.Elle faisait mine de n'avoir rien vu mais le regard furtif qu'elle m'avait adressé me fit comprendre qu'elle ne viendrait pas m'aider. Personne, pas même les hommes et les femmes -qui riaient de la scène- furent décidés à bouger de leur siège.

Seul le Dragon, la silhouette rentrée dans ses épaules, vint à ma détresse. Il déchira le varech qui essayait de me retenir au sol,puis me porta à la façon d'une jeune épouse jusqu'à l'endroit où je m'étais posée quelques instants plus tôt. Il m'embobina dans une serviette moelleuse, embaumée de chaleur,et me serra fortement contre lui pour me réchauffer.

De loin, j'aperçus Freyja me dévisager de son regard d'acier, un très faible picotement me picota aussitôt les tempes. Je devais en déduire-par sa mine déçue- que ses griffes ne s'étaient pas révélées aussi efficaces qu'elle l'avait voulues.

Je ne pris plus l'initiative ni de me baigner, ni de me décoller du buste du Dragon. Jamais je ne m'étais sentie aussi bien qu'en cet instant, près de cette étrange chaleur.

Lorsqu'il fut l'heure de partir, je n'avais toujours pas séché. Je laissais s'écouler sur mon passage de grosses larmes de ma tenue. Je ne pouvais décidément pas rester dans cet état.

- Il n'est pas très tard, que voulez-vous faire ? marmonna le Dragon à mon égard.

- Eh bien...J'aurais besoin de rentrer à votre maison et de me changer, répondis-je en désignant les bas de ma tenue qui ruisselaient encore d'eau.

- Bien... Godefroy, Freyja, attendez notre retour, là ! ça ne sera pas long.

- Peut-être serait-il plus judicieux que vous restiez surveiller les enfants ? Insistais-je.

Le Dragon fit la sourde oreille, et m'empoigna.

Les enfants s'assirent au bord d'un grand muret, les jambes dans le vide. Ils nous firent quelques signes de la main, puis se prient d'amusement à jeter des galets sur les autres marmots.

Nous traversions des odeurs enivrantes de marchés d'épices, des mers de touristes portant à leurs gros bras des montagnes de cartes, des égouts où dormaient quelques gueux en haillons. Au bout de ce mélange d'ordures et d'aromates, la maison nous apparut.

Le Dragon pressa la petite clé de fer dans la serrure, puis nous nous engouffrions à l'intérieur. Je me hâtai d'aller à la chambre, suivie de près par le Dragon, puis ôtai mon habit imbibé d'eau,sans me soucier de mes arrières. Les boutons étant cousus dans le dos, il m'était difficile de les retirer. J'avais beau me contorsionner les bras dans n'importe quelle figure, je ne pouvais les atteindre.

Le Dragon vint finalement m'aider à les déboutonner, la tête rentrée dans les épaules, embarrassé.

C'était étrange de le voir ainsi, j'ignorais qu'un homme -surtout un Dragon- puisse être autant honteux de déboutonner la robe d'une femme. Et -de nature prude- j'aurais dû être la plus gênée des deux, mais pourtant me déshabiller devant -ou plutôt derrière- cette silhouette masculine ne me faisait ni chaud ni froid. Après tout, il n'y avait rien à contempler.

L'homme me tourna ensuite ostensiblement le dos, et s'en alla de la pièce en refermant la porte de bois. Je l'entendis faire les cent pas comme les coups d'un tambour.

Lorsque j'eus fini d'assembler ma toilette pâle et d'essorer ma première tenue, j'ouvris la poignée de métal, et vis le Dragon tournant en rond. Je lui tirai délicatement la manche pour lui signaler que j'en avais fini, puis il sortit la clé de sa poche. Quand l'embrasure de la masure fut fermée à double tour, il me répondit -sans lever le regard de la serrure- :

- Évitez ce genre de scène à l'avenir. Tout à l'heure... j'ai tout fait pour me contrôler. Je ne suis pas sûre que je vous résisterais aussi longtemps. Cela fait depuis la naissance de Freyja que je n'ai plus vu le corps d'une femme, avoua-t-il d'une toute petite voix grave.

𝕸é𝖒𝖔𝖎𝖗𝖊𝖘 𝕯'𝖚𝖓𝖊 𝕮𝖍𝖗𝖔𝖓𝖎𝖖𝖚𝖊𝖚𝖘𝖊Where stories live. Discover now