Hasard

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Je ne savais pas quelle heure il était, mais il m'était évident que cela faisait plusieurs heures que les procès se succédaient en masse.  

Mes seuls pensums étaient de murmurer au seigneur certains passages de son pense-bête et de retranscrire ses verdicts à l'écrit. A force, je commençais à piquer du nez, et mes notes devenaient des mots écrits d'une écriture somnolente.

Même notre seigneur Farouk semblait s'endormir. Il ne se passait pas plus d'une minute sans qu'il bâillât. Il était avachi sur son siège, une constellation de diamant lui caressant le corps. C'était les femmes diamant, ces femmes vêtues d'une légère étoffe et de copieuses pierres précieuses.

N'avaient-elles pas honte de dévoiler ainsi leur corps pour un seul homme, qui paraissait totalement indifférent à leurs attentions ?

Je me tenais le plus loin possible d'elles, effarée de cette scène désolante. Je n'avouai pas que j'étais plus décente avec mes habits d'hommes.

Je cachai ma gêne derrière l'une de mes longues mèches blondes, et m'amusai à reclaquer maintes fois le couvercle de ma montre, essayant d'occuper le temps.

Lorsque l'affaire de l'empoissonnement d'une marquise fut déclarée résolue, je sentis une forte odeur de viande et de sang séché s'approcher de mon dos.

- Vous vous ennuyez, n'est-ce pas ? grommela une voix dure.

C'était le Dragon, avec la même fourrure d'ours rougie. Avec la pénombre des tribunes, ses cicatrices faisaient ressortir les traits anguleux de son visage et le regard tranchant de sa famille. Il était plus inquiétant que la dernière fois.

- Où voulez-vous en venir ? répondis-je, calmement.

- Pourquoi, d'après vous, la chambre de la Roulette est-elle surnommée ainsi ? articula-t-il comme si je passais une épreuve d'aptitude.

Je haussai les épaules -les yeux toujours rivés sur la scène- et je m'en moquai éperdument. Si c'était pour me donner des leçons de Cour, ce n'était pas la peine qu'il se décarcassât.

- Si vous levez les yeux au plafond, vous verrez un immense plateau tournant où roule sans cesse une bille blanche. Cette illusion vous donnera l'impression de remettre votre vie au hasard. La justice est un jeu comme un autre pour Farouk.

- Sottises ! répliquais-je, excédée de ses incompréhensibles paroles. La justice n'est pas un jeu de hasard, c'est la question de vie d'hommes et de femmes. Pourquoi avoir décoré le plafond d'une roulette et non d'une balance ?

- On dirait les paroles d'une enfant ! Pour en revenir à votre question, les décisions du seigneur sont si contradictoires et si aléatoires qu'elles font l'objet de paris continuels. N'avez-vous donc pas remarqué que les nobles s'échangent des sabliers après chaque verdict de notre seigneur ?

- Non ! Et vous, jouez-vous à cela ?

- Je n'ai pas besoin de ces pièges à mouches ! Vous n'êtes pas si faible de croire aux illusions de ces sabliers ?

J'avais toujours rêvé de ces sabliers, de pouvoir en dégoupiller une, et d'en savourer le contenu. Mes cousins m'en avaient racontés de si merveilleuses choses à leur sujet.

Mais dès lors qu'on n'en recevait une -aux soirées mondaines-, Mère les donnait en cachette au premier valet qu'elle croisait, et me prononçait les mêmes paroles que le Dragon en guise de réponse à mon hébétement.

- Je n'ai jamais pu avoir l'occasion d'en juger moi-même, affirmais-je un peu honteuse.

- Eh bien...Parions !

- Je ne suis pas sûre que ce ne soit une très bonne idée...

- Si Farouk accepte le traité d'abolition de l'exploitation des valets, je vous donnerai un sablier, celui de votre choix, ajoutait-il avec une grimace qui devait ressembler à un sourire.

Je n'étais pas venue jouer, mais au vu des longues heures de procès interminables, je n'aurai pas souhaité mieux pour m'occuper. Et puis, l'enjeu en valait la peine, quelle créature de bon sens accepterait l'esclavage de ces pauvres hommes - hormis André- ?

- Très bien, dis-je après quelques secondes de réflexion.

- En revanche, dans le cas contraire, vous m'accompagnerez au bal de l'ambassadrice, précisa-t-il plus bas.

Il n'y avait pas de raison que je m'inquiète. Notre seigneur prendrait la bonne décision.

J'écoutais alors un Mirage défendre les droits des laquais, avec la plus grande attention. « N'êtes-vous pas révolté par le respect que l'on leur donne ? Par la gratitude de leur service que l'on remercie sous forme de meurtrissures ? ».

Il me sembla qu'un moment, il me vit, le cou tendu, les yeux avides de connaître la suite. Il me sourit. « Nous gagnerons » pensais-je, impatiente d'avoir droit à mon tout premier sablier.

La foule, jusque-là silencieuse, se mit à huer le malheureux Mirages. Elle hurla telle des gibiers sauvages. Qu'importe leur mécontentement, seul le verdict de Farouk m'importait ! Ce dernier leva les mains de ses accoudoirs pour calmer les ardeurs de ses courtisans.

Et le seigneur déchira -après un long silence- le papier du Mirage d'un geste nonchalant, sous l'acclamation de ses enfants.

- Affaire suivante, s'exclama le commissaire pour dissiper les joies et échanges de sabliers.

Le Mirage reparti dépité et tête baissée, comme s'il voyait toutes ses années de dure de labeur s'écroulaient en l'espace de quelques secondes. Il n'était pas le seul à avoir perdu dans cette affaire.

- Nous nous retrouverons, me chuchota le Dragon, au creux de l'oreille, le 13 février, ne l'oubliez pas, Natacha.

𝕸é𝖒𝖔𝖎𝖗𝖊𝖘 𝕯'𝖚𝖓𝖊 𝕮𝖍𝖗𝖔𝖓𝖎𝖖𝖚𝖊𝖚𝖘𝖊Where stories live. Discover now