Préparatifs et griffes

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- Vous n'avez pas oublié ?

Je levai les yeux du pense-bête, et fixait longuement le Dragon, qui se tenait aussi raide qu'un manche à balai.

Les parties étaient désormais closes, et les valets apportaient de quoi grignoter aux courtisans. Des brioches, encore fumantes, embaumaient la Jetée Promenade d'un arôme doux et mielleux. Le labyrinthe résonnait de commérages incessants.

Bien évidemment, je n'avais pas oublié le bal de l'ambassadrice. Cette remarque était totalement ironique pour un Chroniqueur.

Le Dragon, toujours dressé, lançait quelques coups d'œil à la dérobée du côté du seigneur, où tous les autres nobles s'étaient réunis.

« Je vous en prie, laissez-moi encore quelques instants de liberté. Il faut qu'ils boivent à s'en faire renverser leurs liqueurs, qu'ils parlent à s'en assécher la langue, qu'ils s'enivrent de plaisir. J'aurais dû laisser Isabelle, au manoir, s'arracher les cheveux devant sa collection de bêtes décapitées. La laisser râlée car elle en n'a pas assez. Mais ses prunelles noires de répugnances et de représailles, et cette migraine, cette insupportable migraine qui m'a amoché les tempes. Elle a osé utiliser ses griffes contre son propre mari ! »

- Vous...vous lisez mes pensées ? reprit-t-il brusquement comme tiré de sa torpeur.

J'eus oublié que si je soutenais mon regard trop longtemps dans les iris d'un autre, je fouillais sa mémoire, voir la falsifier si je voulais le tourmenter. C'était le don empoisonné de ma famille.

- Je suis désolée, ce n'était pas dans mon intention... je m'en excuse, balbutiais-je, effrayée par le ton qu'il avait employé.

Et le Dragon s'éloigna, d'un pas, puis de deux, et de trois... Il ne se retourna pas, j'attendais patiemment que ses griffes s'acharnent sur ma peau. Sa silhouette continuait de fondre dans les hautes haies du Jardin de l'Oie.

Mes mains tremblaient, mes joues s'empourpraient de honte, mes lèvres me brûlaient de mots que je me refusais de prononcer. Je ne pouvais résister plus longtemps, ne pouvais attendre d'être réduite en morceau.

Je m'avançai alors vers lui, lui tirant la manche sombre de sa livrée d'intendant, pour le retenir.

- Je n'ai pas oublié le bal de l'ambassadrice, lui répondis-je, stupéfaite de mes propres paroles. J'accepte d'être votre cavalière, si cela peut me faire pardonner d'avoir utilisé mon pouvoir sur vous.

Il se retourna vers la drôlesse de dame qui lui demandait son pardon, et se courba longuement, jusqu'à prendre ma main gantée et y déposer un baiser. Ce n'était qu'un baiser furtif, comme le ferait un noble lorsqu'on lui présente une femme.

Sa barbe me chatouillait les paumelles gantées, ses lèvres me réchauffaient la chair gelée, et je sentis ses doigts s'enfonçaient avec douceur dans ma paume tremblante. Je me laissai faire comme une cendre embrassée de ce doux feu.

Lorsque le Dragon se releva, il ne laissa transparaître aucune gêne -même si je vis ses commissures se redressaient légèrement-.

- Je savais que vous m'auriez demandé pardon, me murmura-t-il du bout des lèvres. Nous nous reverrons donc au bal...dans deux jours...

Et le Dragon s'en alla pour de bon. Je l'observais se diriger vers sa compagne, riant fort d'une plaisanterie d'une femme aux rides naissantes et d'une demoiselle jeune comme la mémoire d'une enfant.

Elle avait la peau laiteuse comme une nappe blanche de soie, le visage exquis qui ne semblait compter aucuns hivers passés, et le corps mince, qui rendait chacun de ses mouvements d'une grâce sans égale.

Elle me dévisageait, méfiante, ses fines lèvres accentuèrent une expression de répulsion, ses iris céruléennes s'assombrirent, l'espace d'un court instant. Elle n'avait pourtant pas bougé d'un seul battement de cils, qu'une claque magistrale m'assomma sur la pelouse.

Complètement sonnée, j'écarquillai des yeux incrédules sur la silhouette de la muse, qui me tournait à présent le dos.

Je la vis discuter joyeusement avec l'intendant, ce dernier sourit enfin. C'était une Dragon, une des femmes qui étaient venues tardivement aux parties, la plus jeune des deux sans doute. C'était donc la sœur. Et elle n'avait pas dû apprécier que son frère m'ait baisée la main.

Je me relevai péniblement, essuyant d'un revers de manche le filet de sang qui s'échappait de mon nez et qui me roulait sur le menton. Le goût cuivré du sang s'engouffra sur mes papilles.

Puis, j'eus l'insensé idée de désobéir au seigneur : je souhaitais plus que tout sortir de ce labyrinthe aux innombrables chimèress. Il me fallait de l'air frais et vite ! Pas le jardin d'été ! Un vrai dehors ! Un air gelé qui me ferait grelotter de tous mes membres, me ferait trembler jusqu'à en avoir la gorge et le souffle coupés !

Un bras me stoppa dans mon élan.

- Que comptais-tu faire ? me demanda André.

- Prendre l'air, répondis-je le plus sincèrement possible, essayant de me dégager de son emprise.

- Fuir, rectifia-t-il. Tu es aussi intenable qu'un gosse de trois ans ! Même ma fille est plus raisonnable que sa propre tante. Enfin, je ne suis pas venu jouer au parent... Que faisais-tu avec le Dragon ? reprit-il sans une once d'exaspération profonde.

Le mensonge n'était pas mon fort, de plus André pouvait farfouiller ma mémoire, à sa guise, s'il avait un quelconque doute. Ma seule issue était de dire la vérité. Rien que d'y penser, un frisson me parcouru le corps.

- A la suite d'un pari, que j'ai au passage perdu, je me retrouve à l'accompagner à un bal. Il venait juste me rappeler la date.

- Quand est-ce ?

- Après-demain. Mais je n'ai aucune toilette..., m'empressais-je d'ajouter comme pour me rassurer.

- Je demanderai à Charlotte -ma belle-sœur- de t'en prêter une. Tu es menue mais elle n'est pas très grande non plus. Je passerais te voir demain pendant la veillée..., acheva-t-il de dire en soupirant. Finalement, tu te débrouilles bien avec le Dragon. Laisse-toi séduire, et lorsqu'il sera fou de toi, sœurette, tu le feras chanter ! Il n'ose pas rompre avec sa femme, il est trop lâche pour le faire. Mais je te jure qu'il ne la supporte plus. Il me l'a dit et plus d'une fois !

Une lueur de vengeance éclairait ses yeux d'ordinaire gris, dénués de tous sentiments humains. Sa voix sentait la violence à plein nez. Je n'aimais pas ce sourire tordu, ses yeux de taureau, ses paroles déterminées, emplies de représailles.

- As-tu retrouvé du travail ? demandais-je pour changer de conversation.

- Représentant des nobles pour les états généraux, reprit-il plus serein, et surtout avec un visage plus humain. L'ancien voulait prendre une bonne retraite, il cherchait un successeur digne. Il ne pouvait pas rêver mieux qu'un Chroniqueur... Des dossiers... des rapports... j'en ai constamment sous les bras.

- Il se fait tard, mon tendre époux. Rentrons profiter de notre princesse à la maison.

C'était ma belle-sœur, le nez pincé comme si j'étais un insecte répugnant. Elle ne pouvait pas tomber mieux. André me faisait un peu peur avec ses sauts d'humeur terrifiants, j'étais bien soulagée qu'elle vienne le chercher comme on vient chercher son enfant.

Lorsqu'ils disparurent, tous les deux, du dôme de verre, je m'assoupi à même la pelouse.

J'allais pouvoir enfin refroidir mon cerveau en ébullition, rongé par le souvenir du baisemain, des griffes, et de mon frère.

A peine eu-je le temps de cligner des paupières que je fus réveillée par une voix monotone et lente. Il n'y avait plus aucun bruit qui parcourait le vide infini de la Jetée Promenade.

- Il me semblait bien avoir oublié quelque chose, dit le seigneur, surpris de me trouver ici.

Ou plutôt quelqu'un, ajoutais-je dans ma tête.

𝕸é𝖒𝖔𝖎𝖗𝖊𝖘 𝕯'𝖚𝖓𝖊 𝕮𝖍𝖗𝖔𝖓𝖎𝖖𝖚𝖊𝖚𝖘𝖊Where stories live. Discover now