Ruses pour plaire

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- Je ne viendrais pas à ce bal !

Une semaine que je n'avais pas trouvé le courage de lui dire ce que je ne cessai de répéter furieusement à chacun de mes reflets. Jamais des mots m'avaient autant bouleversé -depuis la mort de Grand-Père- comme ceux du Dragon. J'avais fait un pari et j'avais perdu, je méritais ce qu'il m'arrivait. Je ne pouvais m'en vouloir qu'à moi-même, et ça je ne le supportais pas !

Je claquai fougueusement encore et encore le couvercle de mon bijou. Mes nerfs étaient décidément mis à rude épreuve.

Soudain, j'entendis un grommèlement, venant du lit, qui me fit sursauter. J'avais réveillé Farouk.

- Qu'est-ce donc ce bruit si irritant ?

Je rangeai ledit objet dans ma poche.

- Un oiseau qui tapait de son bec à votre fenêtre, sans doute, Sire, répondis-je en essayant de cacher mon embarras.

Farouk ouvrit doucement ses yeux d'acier, se releva de ses couvertures de fourrure, puis me lança un regard sceptique.

- Je vous ai intimidée. Je m'en excuse, articula-t-il.

Je regardai mes bottes usées par le temps, mes cheveux dissimulant le rose de mes joues. Je ne pouvais qu'être plus qu'intimidée face à ces paroles.

*

Les jours suivants se firent plus calmes.

Farouk passait la moitié de ses journées à se faire distraire par ses courtisans -mais chaque délaissement lui paraissait sans grand intérêt-, et l'autre moitié à somnoler pendant ses rendez-vous.

Farouk se prêtait aux jeux, sans grande conviction.

Je me souvins d'un jour où -pour la première fois- un de ses courtisans l'eut battu au jeu de l'oie. Il avait perdu tout son air vide d'expression, tout son calme. Il l'avait simplement fixé longuement du regard, et l'homme avait pleuré du sang, gisant et hurlant de douleur sur l'illusion de la pelouse. Ce fut une des seules fois où je sentis un quelconque sentiment de cet être froid.

Comme à son habitude, Farouk alla à la Jetée-Promenade, jouer à l'oie.

En entrant dans l'immense labyrinthe orné d'un dôme en or et de tourelles orientales, j'eus la bonne surpris de voir André en présence de mon adorable belle-sœur. En me voyant, elle me jeta un regard empli de mépris et de dégoût. Nous n'étions pas de grandes amies, et je ne savais pourquoi elle me détestait ainsi.

Elle tira sur la manche de son époux comme pour lui signaler ma présence. A mon grand soulagement, André ignora les gestes de sa conjointe.

Mais mon apaisement fut de courte durée : le Dragon était également présent à la partie ... avec une femme qui devait être la sienne.

C'était une dame, aux traits vigoureux, ses cheveux blonds étranglés dans un chignon, portant des corsets et des bas qui mettant en valeur ses rondeurs de chasseuse. Elle avait des manières assez ... ébranlantes. Elle parlait d'une voix forte et menaçante, faisant sursauter les autres courtisans. Elle faisait beaucoup de remarques désagréables à son époux, qui ne cessait de rentrer sa tête dans ses épaules. Et elle renversait de grosses larmes de son thé sur sa robe.

Le Dragon avait bien l'air embarrassé d'être en compagnie d'une compagne pareille.

- Mon seigneur, nous n'attendions plus que vous, s'exclama-t-elle.

Farouk la dévisagea -pendant de longues secondes-, puis vint s'asseoir à sa place habituelle, oubliant instantanément la femme du Dragon. Aussitôt qu'il fut confortablement installé, les femmes diamants s'accrochèrent à ses bras et à ses jambes, comme de longs serpents autour de leur proie.

Je fus férocement repoussée contre une haie par les favorites. Elles gloussèrent de ma chute involontaire, et me tirèrent la langue telles des gamines de haute naissance.

Lorsque je me relevai, péniblement, je sentis une légère démangeaison au niveau de mes bras. Je découvris vite que les coutures de mes manches s'étaient rompues, et que ma peau était écorchée. Je sortis une seconde paire de gants -que je prenais toujours par précaution- et les enfilai pour cacher mes plaies.

Evidemment, toutes les têtes étaient à présent tournées vers moi comme si j'étais le fou du roi s'apprêtant à faire une petite représentation.

André me fusillait du regard, le visage rouge de honte.

Soudain, Farouk se dégagea, avec la plus extrême lenteur, des femmes diamants, et vint me voir.

- Vous ont-elles blessées ? s'enquiert-il en les désignant.

- Non, mentis-je.

Il m'empoigna à l'endroit même de mes égratignures -je me mordais la lèvre pour éviter de trahir ma douleur-, puis il m'emmena sur une petite estrade ronde qui dominait le labyrinthe, loin des autres joueurs –et surtout des courtisanes-. Le labyrinthe était composé d'une série de dalles numérotées. Sur la première case, des oies y étaient attachées à des piquets, et plusieurs domestiques qui semblaient attendre le commencement de la partie.

- Restez là, m'ordonna le seigneur d'une voix lointaine.

J'obéis, les yeux rivés sur le pense-bête que je tenais entre mes mains, tremblantes. Cette créature avait réellement le don de m'embarrasser.

Quand Farouk regagna son fauteuil, le jeu débuta.

Les parties étaient aussi assommantes que les procès. Qu'il y avait-il d'amusant à jouer à l'oie toute une matinée, sans pouvoir savourer une victoire ?

Le vainqueur en titre semblait encore plus lassé. Je crois même m'être endormie au bout de quelques minutes.

Mais je fus aussitôt replongée dans la monotone réalité par les applaudissements des nobles, ponctués par des « bravo ! » et des « joli coup, mon seigneur ! ».

Néanmoins, il y avait bien un joueur qui se démarquait de toutes les autres ombres. Il faisait presque tâche au spectacle. C'était comme un ours parmi les chasseurs. Quand il ouvrit le poing, un tintement de dés résonna tel un coup de fusil. Aussitôt, l'un des domestiques s'avança et disparut au fond d'un trou. Un puit.

- Mon frère n'est vraiment pas chanceux au jeu, ironisa une voluptueuse voix de femme derrière moi.

- Au lieu de jouer, il devrait s'occuper de la famine qui fait rage à Asgard ! répliqua d'une voix forte une dame plus âgée. A trop fréquenter les parties mondaines, il négligera ses fonctions d'intendant !

- Au moins, il ne sent pas le renfermé.

- Ne le défend pas, ma fille ! Un jour, Boris nous déshonora ! J'en ai le vilain pressentiment !

- Quelle bonne image de ton fils que tu as, maman !

Ces deux femmes étaient donc de la même famille que le Dragon. Elles devaient être la sœur et la mère. Deux Dragonnes.

Je me fis petite, si petite, que je me sentais confondue aux ombres des colonnes de marbres.

En aucun cas, je ne voulais subir une colère de cette vieille dame, qui semblait ne pouvoir dompter ses emportements. Elle me rappelait singulièrement sa petite-fille.

- Soit... Nous sommes déjà bien en retard ! Les parties ont déjà commencé, et... seigneur, faîtes que l'heure du thé ne soit pas finie.

Et elles se dirigèrent vers l'attroupement de courtisans qui s'était formé autour des joueurs. Elles passèrent à côté de moi, sans me jeter un regard, comme on passe à côté d'une ombre. Je sentis tous mes muscles se relâcher d'un même mouvement de soulagement.

Une assourdissante ovation résonna dans tous le labyrinthe. Farouk avait encore une fois gagné la partie.

𝕸é𝖒𝖔𝖎𝖗𝖊𝖘 𝕯'𝖚𝖓𝖊 𝕮𝖍𝖗𝖔𝖓𝖎𝖖𝖚𝖊𝖚𝖘𝖊Onde histórias criam vida. Descubra agora