Curiosité

156 11 0
                                    

L'embrasure de la chambre du seigneur crissa comme un coup puissant de martinet. Le seigneur était rentré de son entrevue, et au vu du tapage de ses pas, cela ne s'était pas passé très bien. Des éclats d'objets crépitèrent soudainement sur le sol, avant de replonger dans un silence menaçant.

Je sautai de mon lit de ferraille, et me précipita vers ma porte de sapinière, peu rassurée.

Je passai, prudemment, la tête à travers la tapisserie de soie, et ne décelai qu'une masse opaline, auréolé de blancheur, avachi sur son colossal pupitre. Le seigneur avait posé sa lourde tête sur ses immenses bras croisées, ses minces rideaux de chairs ternes étaient obstrués, il paraissait assoupi.

Alors que je m'approchai avec prudence du seigneur somnolent, mon pied heurta une chose épaisse et lourde. Je me baissai et le ramassai, examinant son état déplorable.

C'était le Livre de Farouk. Son titre semblait avoir été fondu par le temps, ne percevant plus que de grossières traces de lettres. Une reliure incrustée de chimères de magnificences opulentes, de chair et de poils laineux le couvrait. A ses entretiens, ses parties et ses procès, ses longs doigts étaient toujours en train de tâter la douce fourrure de la couverture. Il me semblait même que c'était l'unique chose qui l'intéressait.

André m'avait raconté une fois que ce Livre regorgeait de secrets indéchiffrés que le seigneur tentait en vain de découvrir. Il avait fait appel à de nombreux experts en antiquité de ce genre et à d'animistes capable de lire le passé des objets. Mais personne n'avait à ce jour réussi à présager ce qu'il renfermait.

Prise d'une soudaine curiosité insoutenable, j'entrebâillai les pages effrités. Des derniers bouts -restés accrochés à la couverture- d'une page qui semblait avoir été arrachée s'imposait à ma vue. Le Livre renfermait un farfelu alphabet, tapé en de belles arabesques et en symboles refaits indéfiniment. Le reste des feuilles écornées, et manipulées par tant d'illustres hommes, ne fut plus qu'un empilement de lettres illisibles dactylographiés comme des bavures d'encre qu'aurait fait un enfant.

Inopinément, je sentis une subite poigne m'empoigner, et me tordre les os qui se trouvaient à cet endroit.

- Lâchez-le, immédiatement !

Le seigneur s'était relevé de son siège, et se tenait debout, imposant, face à moi. Sa voix s'était faite zèle et menaçante. Ses étroites fentes entre ses paupières laissèrent entrevoir un iris bleuté. Instantanément après avoir croisé son regard, je fus pris d'une abominable migraine et de sueurs froides.

- Lâchez, répéta-t-il.

La migraine de plus en plus violente me fit lâcher le Livre qui tomba sur la tapisserie du plancher, parmi les restes d'un vase, et m'obligeai à me tenir contre un meuble de bois pour ne pas m'écrouler au sol. J'en profitai pour reprendre mon souffle, quelques gouttes de sueur amères roulèrent sur mes tempes brûlantes, et je sentis mes yeux s'embrouiller.

« Ne jamais te plaindre, ne jamais le contredire, notre seigneur Farouk te le fera payer de l'avoir vexé ». Les mots d'André résonnèrent dans ma tête comme l'écho d'une montagne, il n'avait pas menti sur ce point.

Je supposai -par le tintement de ses pas- que ce le seigneur avait récupéré son Livre du sol, et qu'il l'avait enfoui sous son immense manteau de fourrure. La douleur s'en alla peu à peu, reprenant mes esprits progressivement. Je m'ôtai du mur, et pris le pense-bête -qui se tenait sagement sur la guéridon de la pièce-. Dès que le seigneur me vit debout, le carnet en main, il sortit de la chambre, les mains sous son immense manteau -tâtant encore et toujours son Livre-, je le suivais de près.

*

Ce jour-ci s'avérerait être une journée longue d'accablants rendez-vous ministériels.

La plupart de ses pourparlers se tenaient avec ses ministres, et à présent c'était le douzième entretien avec son douzième ministre. Le problème de ces courtisans-ci, c'étaient leurs jérémiades incessants. J'en avais vu de beaux exemples, comme le ministre des élégances avec ses histoires de soie -soi-disant- devenu plus difficile à s'en procurer au prix du marché. Il y avait d'autres tourments bien plus sérieux qu'une affaire de tissu, la famine d'Asgard ne cessait de faire gronder des estomacs et des bouches de déchus et de provinciaux affamés. Mais ce n'était pas dans leurs fonctions, disaient-ils, c'était de l'ordre de l'intendant.

Et puis ce douzième baron-là ne cessait de crier ou vraisemblablement d'écorcher mes oreilles, transformées en tambours. A croire qu'ils s''imitaient tous les uns des autres, ils hurlaient tous à pleins poumons comme l'on le ferait avec des bêtes. Ils devaient croire qu'en braillant de la sorte, le seigneur serait plus attentif. Loin de là, ce dernier avait posé ses coudes sur ses cuisses, juché son menton sur ses poings, et son regard paraissait toujours aussi absent, comme à l'accoutumée. Seul la grimace de ses commissures me fit supposer qu'il l'entendait parfaitement.

- ...LE BÛCHERON DÉSIRE DOUBLER LA VALEUR DE SON BOIS, OR ..., beugla le ministre.

Le bûcheron estimait qu'il ne mangeait pas assez de pain à son goût ? eh bien soit, qu'il augmente le montant de sa laboure, nous lui en achèterions moins, et il baissera le prix. Pas besoin d'aller geindre dans les jupons de son aïeul. S'ils ne savaient pas utiliser leurs neurones les ministres, eh bien qu'ils partent d'où ils viennent ! On ne les regrettera pas et ils seront vite détrônés.

- Pourriez-vous vous exprimez un peu plus bas, monsieur, finis-je par demander, excédée de ses meuglements.

- Si tel est le souhait du seigneur, me répondit-il, insolent.

L'intéressé contenta de relever le menton de ses poings et de hocher les paupières. Le baron, penaud, continua alors son discours d'un ton plus naturel. Ma tête et mes oreilles purent enfin se reposer. Il me semblait même que le seigneur avait murmuré un « merci » si bas que même le ministre n'avait pu l'entendre. Puis le seigneur retomba dans sa profonde lassitude.

Lorsque j'eus refermé la porte du cabinet du baron, l'ambassadeur réclama un peu du temps du seigneur. Ce dernier avait l'air si renversé qu'il avait en fait tomber sa montre à gousset. Mais il n'y fit pas attention et la laissa sur le carrelage du corridor.

Finalement, il me demanda d'aller lui remettre sa tocante au moment où il marmonna son désarroi au seigneur. J'avais plus l'impression d'être un valet en ce moment, qu'un aide-mémoire. Mais je ne fis aucun commentaires là-dessus. Lorsque j'eus ramassé l'objet du sol, je me rapprochai discrètement des deux hommes. Malgré mes efforts pour tendre l'oreille, je ne pus qu'intercepter quelques bribes de leur échange.

- ...Drôle de monsieur qui vous demande...à votre bibliothèque personnelle...n'a pas l'air très net...votre place, je me méfierai...

Le seigneur argua finalement à son ambassadeur qu'il annulait tous ses entretiens de la journée, puis le congédia, et ensuite m'ordonna -lorsqu'on fusse monté au dernier étage du Clairdelune- de patienter dans ma salle personnelle l'instant de ce petit contre-temps.

𝕸é𝖒𝖔𝖎𝖗𝖊𝖘 𝕯'𝖚𝖓𝖊 𝕮𝖍𝖗𝖔𝖓𝖎𝖖𝖚𝖊𝖚𝖘𝖊Where stories live. Discover now