La mémoire

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Mon altercation avec l'animiste, de la veille, m'avait encouragée à l'idée de lire quels sombres secrets renfermaient le seigneur. Lire les souvenirs d'un homme était d'une grande simplicité, il suffisait d'examiner pendant plusieurs secondes le noir persant des iris, ainsi je pouvais ensuite fouiller à ma guise la mémoire de celui qui se tenait devant moi.

Ce jour-ci, j'étais plus qu'impatiente d'escorter mon aïeul à ses ennuyantes parties faussées. Je m'étais, d'ailleurs, préparée avec la plus impeccable toilette qu'il fusse pour mettre toutes mes chances de mon côtés. Aussi je fus soulagée lorsque j'eus aperçus la silhouette effilée du chambellan qui nommait les privilégiées, d'une voix monotone.

Au jardin de l'Oie, il y régnait une atmosphère lourde, un air chargéde griffes. Les nobles ne festoyaient plus joyeusement, ils se taisaient, têtes baissés. Les autres favorites, d'ordinaire toujours prêtes à couvrir le seigneur de caresses et d'attention,se montraient distantes, froides comme la glace qui gelait les remparts du Pôle. A quelques choses près, on aurait pu les voir en retrait derrière l'ombre colossale de l'esprit de famille, les mains l'une contre l'autre semblable à une altitude de prière vaine.

Les jeux de l'Oie commencèrent dans la plus grande morosité. Ma présence semblait priver les convives de leurs manigances et de leur influence. Ils paraissaient aussi vaincus que les oies que les valets forçaient à avancer. Farouk, allongé négligemment dans son siège terne de coussins, déployait d'incommensurables efforts pour ne pas s'endormir net.

Mes bras s'enroulaient à ses longues jambes, comme l'immense torsade de ses cheveux autour de son buste. J'espérais qu'il voit de là où je me tenais, d'attirer sa faible concentration. Mais ses paupières étaient si close, qu'il m'était impossible de percevoir ne serait-ce que le gris de ses yeux. Je raclais alors le fond de ma gorge pour me faire entendre. Voyant que cela ne marchait pas, je me rapprochai de son oreille, et lui murmura son nom. Il ne cilla pas,trop préoccupé par son sommeil. Je commençais à perdre patience de cette larve qui n'était pas décidé aujourd'hui à me regarder.

Lassée de faire la comédie pour un mur de glace, je passai en revue les visages de la foule. Il n'y avait pas mal de ministres et de comtes guindés dans leur costumes trop serrés, mais également des enfants endormis dans les bras de leur mère, des femmes qui peignait de leurs doigts gantés leur coiffe. Et au fond du jardin, j'aperçus ma belle-sœur,et à ses côtés quatre marmots blonds, tous identiques. Ces derniers s'amusaient avec les ourlets de leur veston sous le regardmaternel de leur mère. Cependant, je ne vis aucune trace de mon frère. J'ignorais où se trouvait André puisqu'il n'était pas aux côtés de sa femme et je m'en moquai bien.

Durant les deux interminables heures que durèrent les jeux, pas un bruit ne s'était fait entendre -si ce n'était que quelques applaudissements et encouragements au seigneur-.

Farouk se releva lentement de sa chaire, et partit du jardin, la main dans son long manteau de poils blancs, où le Livre était toujours fourré. Il ne prononca mot, ne jeta presque qu'un furtif regard àla masse de nobles qui la saluait d'une révérance. D'ordinaire, les privilégiées n'étaient pas autorisées à suivre le seigneur sans qu'on leur ait donné l'ordre. Elles devaient rester au jardin de l'Oie, prendre le thé avec les femmes et grignoter les petits fours de terrine, et les tartelettes d'agrumes.

Et pourtant, j'avais décidé de désobéir aux règles.

Dans un froufrou de diamants et de perles, je bousculais les nobles gras sans quitter ma proie des yeux. Cette dernière n'allait pas bien vite certes, mais n'était pas gênée par la foule. Elle traînait des pieds, mais elle se confondait parfaitement avec la tapisserie pâle des cloisons. Le chasseur repoussait les buissons de courtisans, ne lâchant pas d'une semelle sa cible des prunelles. Je n'étais pas armée de pistolet qui pourrait mettre à terre mon butin,mais j'avais des iris qui pouvait la mettre à mes pieds.

𝕸é𝖒𝖔𝖎𝖗𝖊𝖘 𝕯'𝖚𝖓𝖊 𝕮𝖍𝖗𝖔𝖓𝖎𝖖𝖚𝖊𝖚𝖘𝖊Where stories live. Discover now