Sèche tes larmes

177 12 0
                                    

Je savourai encore et toujours la nuit que j'avais passée avec Boris.Je ne désirais négliger chaque détail, chaque sensation qui m'avaient parcourus. Je me faisais violence pour garder une apparence bénin de simple aide-mémoire.

Quelques jours auparavant, j'avais retrouvé le seigneur au théâtre d'optique, comme à son habitude, débobiné sur son siège de femmes et de magnificences. Si ce dernier n'avait posé qu'une furtive attention à mon égard, en revanche les gentilshommes n'avaient pas caché leur irritation. Les dames s'étaient éventées le vermeil qui leur montait aux pommettes, les courtisans avaient contracté leur mâchoire et leur doigts gantés -dont certains pommeaux s'étaient désossés sous le coup de l'emportement-, et les merveilleuses mines des favorites s'étaient instantanément décomposées .

Mon second -qui avait repris mes fonctions durant ces trois jours- avait été plus sidéré qu'une courtisane détrônée, s'étant sûrement mis en tête qu'il ne me reverrait plus de sitôt. Le silence qui s'était imposé à mon arrivée, ne s'était plus tu pendant les contes. Le conteur Éric qui avait d'ordinaire le don et la manière d'ensorceler son auditoire - et même, en de plus rare occasion, le seigneur -, n'avait pourtant pas réussi à dissiper la pesanteur de l'interruption de la quiétude de mon absence. Ma seule consolation avait été de voir mon subordonné, pâle de jalousie, en train de se ronger les ongles jusqu'au sang.

Un vivat des plus festif me ramena au jardin de l'Oie où la silhouette terne de notre aïeul gagnait sa sixième partie consécutive. Je me tenais bien à l'écart de la foule, enfouie derrière l'ombre d'une haute haie, tout en feuilletant le pense-bête, curieuse de savoir ce que j'avais manqué. Il s'était déroulé de nombreuses jeux - tous, sans exception, remportés -, et des rendez-vous ministériels ponctués par des décisions aussi contradictoires les unes que les autres. D'ailleurs, j'appris le matin même que le seigneur attendait sans grande ardeur un rapport d'enquête, une bien triste affaire avait-on seulement voulu me dire,une disparition des plus inquiétantes.

A propos d'absences mystérieuses, une semaine s'était écoulée depuis les Sable d'Opales, et je n'avais toujours pas recroisé Boris, ni à l'intendance, ni dans les couloirs du Clairdelune.Personne ne savait vraiment où il était à présent. Dans la demeure de Berenilde ? Enfermé à double tour dans un nouvel office? En exil dans la toundra afin de fuir la vengeance de sa compagne ? Qui savait.

Au détour de quelques couloirs, j'interceptais quelques bribes de messes-basses. J'entendais des nobles, coiffés de hautes perruques blanches, prétendre que l'intendant se prélassait sur ses lauriers auprès de sa sœur qui devait le nourrir et l'héberger, comme dans une bonne auberge que l'on peut trouver en province.

Mon cœur battait de rage à ces médisances. Boris n'était pas comme cela ! Peut-être lui était-il arrivé quelque chose ? Il me fallait déployer de gros efforts pour ne pas harceler de questions le seigneur et ses courtisans. Même si, pourtant j'avais la sournoise impression qu'il m'évitait parce qu'il avait eu ce qu'il convoitait tant, la chair d'une femme.

Aujourd'hui,je voulais à tout prix connaître la vérité. Une semaine sans lui m'était devenu plus qu'abominable.

Un homme, les bras plein de papiers administratif, d'une chevelure blonde empli de petites bouclettes, s'approcha du seigneur et lui murmura quelque chose à l'oreille. Ce dernier cilla légèrementles paupières lorsqu'il lui tint un pile de feuilles écornées.

- Nous concluons donc bien que cette regrettable affaire n'est qu'un simple accident domestique, demanda André assez fort pour qu'on puisse l'entendre.

- Bien sûr, répondit vaguement le seigneur en feuilletant le feuillet qu'on lui avait donné. Notez, petite aide-mémoire que mon intendant a été retrouvé mort noyé dans sa baignoire, acheva-t-il à mon attention, et...

- Et que Monsieur Augustin le succède dans ses fonctions, finit André.

Ce n'était pas possible !

La plume - que je pinçais entre mes doigts - s'écroula sur la fausse pelouse. Je ne percevais plus ni le jardin de l'Oie, ni le seigneur, ni quoique soit.

Ce n'était pas possible !

Mes tempes cognaient telles des cymbales. Mes jambes furent comme rouillées lorsque je me baissais pour récupérer l'objet. Mes doigts ne savaient plus comment écrire lisiblement, et des généreuses gouttes d'encre s'abattirent sur la feuille vierge du carnet.

Ce n'était pas possible, je devais rêver !

Si le seigneur n'avait rien remarqué de la scène, en revanche André me dévisageait l'air triomphant. En s'approchant de mon corps frêle d'effroi, il me posa une forte poigne sur l'épaule. Il pressait mon omoplate comme s'il était le marteau et moi le clou.

- Ne m'avais-tu donc pas assez écoutée, sœurette ? Huit mois, je commençais à perdre patience de ta paresse. Je t'avais pourtant prévenue que je m'en chargerais si tu ne te pressais pas, me chuchota-t-il amusé.

- Tu...tu l'as...tué ?

- Voyons, je ne me serai pas sali les mains pour si peu...J'ai été en quelque sorte « aidé» pour la tâche. Au fait, tu viendras bien fêter cela à la maison...Suis-je sot, tes fonctions d'aide-mémoire ne te le permettent pas

Sur ce, il me ria au nez. Il savait tous, il savait ce que je manigançais dans son dos, il savait mes sentiments envers Boris. J'avais trop joué avec le feu.

*

Le lendemain même, je me levai au aurore, une cape sombre recouvrant les larmes qui ne cessait de couler, et décampai de ma chambre, pour rejoindre l'ossuaire. Ce n'était pas la porte d'à côté, mais il fallait que je lui dise, au corps de Boris, ce que je n'avais pu lui révéler de son vivant. Au détour d'une misérable ruelle,j'aperçus la vieille grille rouillée du nécropole. Les tombeaux de pierres s'élevaient au haut, ils étaient les édifices les plus imposants et terrifiants du Pôle.

Je parcourrai les couloirs lugubres des allées, à la cherche du sépulcre de Boris. Au loin de la neuvième galerie, j'aperçus la silhouette tremblante d'une femme qui gémissait comme une enfant. Je voulus m'approcher d'elle, quand elle se tourna vers moi. Je reconnus Berenilde sous un voile de dentelle noire qui laissait transparaître des larmes. Elle ne cilla pas quand elle me vit, elle ne fit d'ailleurs aucuns gestes.

-Pourquoi est-tu là ? Chuchota-t-elle la voix saccadée.

Je n'eus pas le temps de lui répondre qu'une majestueuse claque me frappa de plein fouet le visage. Je manquai de justesse de m'effondrer sur les graviers du sol. Je sentais le goût du sang envahir ma bouche et perler à travers mes commissures. Flegmatique,je sortis un mouchoir de ma poche et m'épongeai le menton et le col.

Berenilde enleva la broderie qui lui estompait sa mine attristée, puis elle me contempla de ses yeux rouges et scintillants de mélancolie.

- Voilà, vous avez eu ce que vous vouliez, sale garce ! Vous devez être ravie que vos petites manigances aient marché ! Je vous avertis, petite empotée, je vous interdis de vous rendre de nouveau sur sa tombe, ou je me ferai un plaisir de vous donner en pâture aux vrais bêtes sauvages.

Sur ces dernières paroles, Berenilde reprit son chemin sans un regard pour la femme vacillant sur ses jambes. Elle s'éloignait toujours grelottante d'effroi.

Je n'avais qu'une envie : pleurer. J'avais le droit d'être triste de sa mort. Je ne l'avais aimé qu'au dernier regard, au dernier instant. J'aurai tant voulu lui dire pardon, pardon de tous ce que je lui avais fait subir. J'étais désormais seule, seule avec cette boule au ventre. J'avais honte de ce que j'étais.

Et ce fut, avec les derniers sentiments qui me restait, que j'embrassais les fleurs blanches qui couronnaient la tombe du seul homme qui m'avait chérie.

𝕸é𝖒𝖔𝖎𝖗𝖊𝖘 𝕯'𝖚𝖓𝖊 𝕮𝖍𝖗𝖔𝖓𝖎𝖖𝖚𝖊𝖚𝖘𝖊Where stories live. Discover now