Chapitre 30 : Comme si c'était la dernière

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Une fois.

Deux fois.

Trois fois.

J'avais finalement cessé de recenser leurs apparitions, parfois fugaces, parfois longues. Mes nerfs étaient mis à rude épreuve, toujours plus à mesure que les jours s'écoulaient. Mon entourage était impuissant face à la crainte que leur magie laissait sur moi. Je sombrais à nouveau, sans trop savoir comment me raccrocher à la vie.

—Ce n'est pas vrai, souffla Suni.

Je ne savais pas si je devais les remercier ou non : leur présence faisait sortir Suni de la maison. Coincée entre des murs, seule, la folie la gagnait dès qu'elle entrevoyait leur venue. Pour respirer, elle se tenait à mes côtés, sur l'herbe de notre jardin. Nous ne parlions pas toujours, mais nos silences n'étaient pas gênants. Au contraire, je trouvais que cela renforçait notre lien. Je me sentais plus proche d'elle.

—Je déteste quand tu m'ignores, murmura-t-elle.

Un autre point bénéfique était que je retrouvais celle d'avant. Elle ne parlait plus uniquement de moi, il y avait un « je » dans sa bouche.

—Je sais.

—Tu ne t'excuses même pas, sourit-elle.

—Tu es plus vivante.

—Ça ne va pas durer.

Une ombre passa dans son regard. Je restai silencieuse, n'osant l'interroger sur la raison de cette affirmation. Leur présence fugace nous réveilla toutes les deux. Suni se saisit de ma main, la broyant presque sous mes doigts.

—Ils finirons par attaquer, n'est-ce pas ?

—Oui, dans très peu de temps.

Je détestai son don pour la première fois. Être dans l'ignorance me permettait d'espérer qu'ils ne fassent que « passer ». Mais Suni, elle, connaissait le lieu et l'heure. Elle avait peut-être même vu son agonie à travers mon futur.

—Goûtons chaque seconde de notre existence comme si c'était la dernière.

Je frémis à son annonce, qui n'avait rien d'anodin. C'était exactement ce qu'elle ne faisait pas, mais m'invitait à faire.

—Tu ressasses toujours la même chose, ça en devient lassant, Suni.

—Tu as commencé à m'écouter.

Je pinçai mes lèvres face à sa fierté. Elle avait raison. Malgré mon angoisse, malgré mes tremblements, malgré ma terreur, je sortais de plus en plus. Je rencontrais souvent Jiwoong à son travail. Elle me traitait comme tous ses autres clients et cette normalité me rassurait. Il n'y avait aucune pitié dans ses propos : elle évoquait ses amours, ses amitiés, sa famille, ses études, son travail. Elle n'avait aucune retenue, ne s'inquiétait pas de me heurter. Etonnamment, c'était ce qui me faisait le plus de bien. Le monde ne s'arrêtait jamais de tourner, je l'avais accepté.

—Viens avec moi. « Goûtons chaque seconde de notre existence comme si c'était la dernière. »

Suni eut un petit rire. C'était la première fois que j'osais lui demander.

—Tu fais le perroquet, maintenant ?

—Je suis sérieuse.

—Que fais-tu encore assise, dans ce cas ?

Les larmes me vinrent. Elles se mirent à couler, lorsque Suni se leva et me tendit sa main. Bien sûr, à ce moment, j'aurais dû comprendre qu'elle avait une très bonne raison d'agir ainsi, mais je l'avais suivie sans me poser de questions.

Derrière les masquesWhere stories live. Discover now