THE END

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Le printemps bien avancé, les piétons en hibernation pendant la longue saison d'hiver, prennent le temps d'arpenter les pavés du centre historique de la ville. Ils peuvent maintenant apprécier différemment ces lieux que le vent glaçant a eu la gentillesse de déserter, sur la pointe des pieds. Ils marchent lentement comme s'ils étaient à la recherche d'une subtilité, ou d'une nouveauté qui leur auraient peut-être échappée. Rien ne change pourtant dans ces rues centenaires, juste ici et là, des enseignes de magasin qui apparaissent ou disparaissent, la tendance est à l'abandon, resultante d'une politique vert écolo qui vire au daltonisme. Ils préfèrent, pendant la rude période hivernale, rallier le point A au point B sans lever les yeux de leurs chemins, ils cachent leur curiosité chaudement emmitouflés dans ces lieux qu'ils connaissent déjà. Avec la douceur des températures qui s'installent durablement, les terrasses des bars et des restaurants jouent les prolongations au grand plaisir de leurs clients qui se rapprochent, à la nuit tombée, suivie de près par cette petite fraîcheur encore présente, de ces parasols chauffants au gaz qui pullulent comme des phares à l'extérieur des établissements.

Tout comme d'innombrables personnes, un homme au costume passé et trop grand pour lui, profite de ce moment et dîne Place Claveyson avec sa rancœur pour seule compagnie. Il déguste une assiette de Penne Rigatte aux fruits de mer, accompagnée d'un verre de Lambrusco pour échapper momentanément avec ce simple plaisir, de ce qu'il juge comme une injustice, le meurtre il y a plusieurs mois de la femme de sa vie. Entre chaque bouchée, il marque une pause et l'imagine en face de lui. Il vit ce moment d'une telle réalité, qu'il pourrait avec elle converser, il pourrait presque la sentir et la toucher, il arrive à la matérialiser. Il termine le contenu de son assiette qu'il fait glisser par une gorgée de vin. Il pose ses mains sur son ventre et ferme les yeux pour demander à sa présence féminine imaginaire, si un Tiramisu ou un petit Limoncello lui ferait plaisir. En attente d'un serveur pour commander ce qu'il croit avoir entendu de l'entité, il regarde le flot de badauds défiler. Il donnerait tout pour voir émerger de la marée ne serait-ce qu'une seule fois le regard de son amour perdu à jamais.

Sans s'attarder sur les visages qu'il rencontre, il marque un temps d'arrêt sur le profil d'un des deux hommes assis à la terrasse d'un bar musical juste en face. Il arrive souvent que l'on se pose la question de savoir où l'on a bien pu rencontrer une personne et dans quel contexte. Mais quand votre questionnement est accompagné d'un frisson qui vous glace le sang, vous mettez toute votre énergie pour extraire de votre cerveau ce souvenir lointain.

Il n'aura pas besoin de se concentrer bien longtemps. Il l'a vu se retourner, il a rencontré ce visage un soir d'automne. L'homme l'avait braqué avec une arme sur le pont de la Citadelle et enlevé sous ses yeux ce que son mensonge assimile comme sa bien-aimée.

Il n'arrive plus à se détacher de la source de son malheur qui est en grande discussion avec un comparse, à quelques mètres de lui. Il ne peut retenir cette haine grandissante qui l'envahit et que seule la mort de cet homme pourrait apaiser.

Il refait face au fantôme de cette femme qui un soir s'était présenté à lui, elle s'appelait Candice. Le début, pour lui, de ce qu'il a cru être une histoire d'amour naissante, elle fut l'éden que sa solitude et sa démence n'attendaient plus.

Il cherche sur le souvenir de son visage qui s'estompe avec le temps, un signe d'assentiment. Mais c'est sa schizophrénie qui a décidé pour lui, elle veut qu'on lui rende enfin justice.

Il voit son homme glisser un sac de sport sous la table et quitter son ami. Il jette un billet au serveur et part à la poursuite de celui qui, un soir, était venu anéantir ce qu'il avait mis tant de temps à accumuler, le courage d'annoncer à Candice qu'il voulait se marier. Mais à l'arrivée de ce démon à la Goulue, il avait tout de suite vu le regard de sa future femme changer en sa présence, comme hypnotisée, il l'avait envouté. Il sent encore dans sa chair la violence de Jungen qui s'était abattu sur lui et l'humiliation d'avoir pris la fuite. Il était resté dissimulé dans le noir d'une ruelle à attendre sa sortie, comme d'habitude, elle allait prendre le quai Xavier Jouvin pour rentrer chez elle. Combien de fois il a patienté là, juste pour la regarder passer.

Dans l'ombre, il s'imaginait la délivrer de son emprise. Il voulait tirer les fruits de sa bravoure, voir Candice penser ses blessures avec amour et en profiter pour lui déclarer sa flamme sur ce pont qui enjambe cette rivière qui traverse la ville.

Mais, il avait été vaincu par cette créature du malin. Il aurait préféré mourir, plutôt que de la voir partir avec lui pour disparaitre dans ce brouillard macabre.

Ce soir, il suit sa psychose dans la Grande Rue avec dans sa poche une leçon qu'il a bien retenue. Un vieux MAS à barillet de fabrication française qui changera du couteau qu'il avait utilisé. C'étaient les apitoiements d'une femme éplorée qui l'avaient sauvé.

Sa cible bifurque dans la Rue du peintre Diodore Raoult et prend la direction du jardin de ville, le lieu est parfait, faiblement éclairé. Il suit à petite distance son homme, passe devant un bar au nom de ces barbus qui officiaient comme guides dans la Gaule antique. Il se réjouit intérieurement à son passage, du son qui traverse la porte du vendeur de spiritueux, « The End » des Doors, il y voit un bon présage. Porté par son délire pathologique, il en vient même à se demander si l'homme qu'il va tuer ne serait pas comme Jim Morrison, dans sa vingt-septième année. Il est réveillé dans sa réflexion par le bip de la messagerie du téléphone portable du type qu'il suit et qui s'arrête en chemin pour la consulter. Il stoppe sa filature en jouant sans talent, le client qui lit tout de suite à sa portée le menu du restaurant sur la porte d'entrée. Un arrêt de courte durée. Il reprend sa marche et découvre avec stupéfaction qu'il a décidé de faire prendre un autre chemin à sa destinée. Il va traverser la Place de Gordes pour passer dans l'étroite ruelle de la Rue d'Agier qui mène au vieux tribunal.

Il jette son regard aux alentours et comprend que c'est sur cette place déserte que le sort de cet homme va se jouer, le moment est venu.

Son cœur bat fort, sa main transpire la peur mais rien ni personne ne pourra l'empêcher de dégêner. Il arme le chien, le mécanisme est bruyant, la sentence patiente dans le barillet. Sa cible, qui lui a déjà démontré avoir le sens aiguisé à ressentir le danger, marque un temps d'arrêt. Il a compris, comme s'il s'y attendait. Le futur condamné écarte légèrement ses mains les paumes vers le ciel et accepte son sort sans discuter.

– Retourne-toi démon, je veux voir tes yeux.

Max ne se retourne pas, ses deux majeurs flottent dans les airs......

Assis par terre à l'abri des regards de nos deux protagonistes, un vieux clochard qui aurait pu être au premier rang de cette scène de dramaturgie, s'abrutit d'alcool comme à l'accoutumée. En grande discussion avec son liquide rougeâtre, son monologue incompréhensible est interrompu par deux puissantes déflagrations. Surpris par son intensité, due à sa proximité, il sursaute et renverse de son précieux nectar sur ses guenilles qui aura le bénéfice d'estomper l'odeur de déjection incrustée sur le tissu.

Furieux de la perte de son liquide si précieux et de sa sortie si brusque de son coma éthylique, il s'arrache du sol en titubant à la recherche du coupable en vociférant ce que lui seul comprend. Il déambule en essayant d'aligner deux pas dans la même direction, arrive enfin devant la cause de son désagrément et découvre derrière ses yeux rouges et vitreux, un homme face contre terre et le dos maculé de sang. Le spectacle qu'il a sous les yeux le dessoule instantanément. Le clodo enlève son bonnet, pose un genou sur le sol et retourne l'homme à l'issue certaine. Il sait que le visage rongé par l'alcool qui est le sien sera le dernier que l'agonisant emportera dans l'au-delà.

Il veut lui donner une dose d'humanité dont lui même a tant manqué. Il lui sourit avec ses dents pourries et prend sa tête dans le creux de son bras.

Le souffle court et dans un dernier élan de vitalité, l'homme au sol adresse une dernière phrase à ce compagnon d'infortune à la barbe jaunie, ce clochard qui porte, bizarrement, une luxueuse montre suisse au poignet.

– Désolé Candice, je n'aurais pas pu te venger.

Le clochard se fige, repose la tête du mort au sol et prend la fuite... 

Memento MoriWhere stories live. Discover now