LA GOULUE 🎼

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Grenoble, Rue Saint-Laurent, 6 mois plus tard.

Depuis un petit moment déjà, c'est pour moi toujours le même rituel. Avec mes douleurs et mon amertume, je pénètre dans ce sombre patio éclairé de rouge par une lanterne. Mes mains profondément enfoncées dans mes poches, je dissimule mon visage dans un épais cache-nez par cette froideur automnale.

Tel un pot de fleurs, je me place devant une porte d'acier qui n'est pas assez épaisse pour que je ne puisse profiter de l'excellent morceau « Rose Rouge » du Dj St-Germain. L'entrée est recouverte d'un cadre qui renferme une vieille affiche de Toulouse Lautrec représentant la goulue. Célèbre danseuse de French cancan du début du siècle, elle était réputée pour son habileté à faire descendre les verres de ses clients. À ma droite, il y a une petite sonnette avec son écriteau « SONNAIS ET ATTENDAIS ». Les fautes de conjugaison pourraient porter à rire, mais on ne rigole pas avec la personne qui va ouvrir. Je sonne, je sors légèrement mon visage de ce qui me protège du froid et dans un léger grincement, une petite meurtrière s'ouvre enfin. Là, apparaissent deux yeux noirs comme le charbon, les pupilles dilatées, les signes d'un amateur de neige colombienne en toute saison. Après une rapide revue des pieds à la tête, la porte s'ouvre lentement, qui, passant de la pénombre à la lumière, laisse s'échapper une chaleur mélangée à des odeurs de tabac et de parfum féminin.

– Salut Max, comment vas ?

Je redoute toujours ce moment où je dois lui serrer la pince, dans ce véritable étau qui lui sert de mains. Par ce jeu de domination, c'est ça manière à lui de clarifier à tous ceux qui passent la porte qu'ici c'est lui le patron.

– Ça va bien, merci.

– Tu boites moins on dirait. Plus de canne ?

– Non, je serre les dents... Candice est là ?

– Elle est avec un client, mais j'ai fait rentrer des jumelles si tu veux, me dit-il avec un regard qui sent le cul.

L'homme, avec qui nos rapports se résument souvent qu'à une ou deux phrases, s'écarte pour me laisser prendre la direction du bar. J'ai toujours soupçonné que Jungen n'était pas son vrai nom. Ses yeux et son teint dénotent plutôt une origine latine que germanique. Mais je vais éviter de lui faire part de mes doutes, je ne tiens pas à le froisser. Ancien des services de sécurité du front national et hooligan extrêmement violent, il a une réputation à Grenoble qui n'est plus à faire. C'est le genre d'individu qui te fait sortir les pieds devant par la porte de derrière, l'entrée des artistes au Père Lachaise.

Dans la Goulue, tu es transporté dans un autre temps avec ces moquettes épaisses, ces boiseries, ces cuivres, ce bar interminable et ces pâles copies de Renoir qui courent le long du mur. Il ne manque que dans ce décor des années folles, les filles habillées à la Mistinguett ou Joséphine Baker, mais tu ne viens pas à la Goulue pour visiter le panthéon ou pour l'architecture intérieure.
Un regard au loin se pose sur moi....Candice, un sucre d'orge avec qui tu as envie de partager ta salive. De grands yeux noirs aussi expressifs que Françoise Sagan, une taille fine et un corps voluptueux que l'on peut comparer à une statue de l'antiquité, Phidias l'aurait prise comme modèle. J'ai toujours pensé que le prénom de Betty lui serait allé comme un gant, car tout comme Jungen elle utilise un nom de scène, tout comme lui, elle a des choses à cacher.
Elle tient compagnie à un quadragénaire bedonnant qui croit passer la soirée de sa vie, avec son costume passé, mais surtout trop grand pour lui. Tout comme la grande majorité des clients qui viennent dans ces lieux, il repartira avec des fantasmes plein la tête, mais les poches vides jusqu'au dernier centime. Je comprends vite à l'expression du regard de Candice, qu'elle n'a pas envie ce soir de faire dans le social et dans la compassion. Elle explique gentiment au Don Juan du dimanche qu'elle va en rester là. Je lis d'abord sur le visage de Casanova l'étonnement de se faire planter ainsi, puis la frustration de voir ce qu'il croyait comme acquis disparaître dans ma direction. Elle laisse glisser son doigt sur le bar. Ses pieds évoluent sur un fil imaginaire, un pas à pas qui accentue son déhanché bien au delà de la provocation. Elle est là, devant moi. Elle plante son visage à quelques centimètres du mien, une légère touche de numéro 5 envahit mon espace vital, mes yeux chutent dans son décolleté vertigineux. Je ne tiens à paraître lubrique. Je me ressaisis pour laissé mon regard caresser sa peau de son cou, je ne peux qu'admirer sa texture de pêche et sa blancheur de porcelaine.

Memento MoriWhere stories live. Discover now