PAPILLON 🦋

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– Vous savez monsieur Deveaux, le marché du travail est tendu. Des décorations militaires ne vous ouvrent pas les portes de l'industrie ou du commerce international ! Vous avez reçu des aides à la réinsertion du ministère de la Défense, et vous percevez l'assurance chômage. Je ne peux que vous motiver à continuer vos études, et vous auriez tort de vous en priver monsieur. De plus, vous êtes encore convalescent. On ne peut même pas vous donner un poste de gardien dans un supermarché, à moins que vous ayez un chien !

Voilà à quoi se résume le service rendu à la nation, je ne suis pourtant pas venu demander l'aumône. Une chanson de George Brassens se glisse dans mon oreille « Ce n'était rien qu'un peu de pain... »

Je quitte pôle emploi avec sa fatalité teintée de pessimisme, et m'engouffre dans le tramway bondé. Me cherchant une place dans la vie comme dans ce putain wagon, je regarde les gens qui m'entourent et reste dubitatif. Ils ne communiquent pas. Ils sont vissés sur leur téléphone, ne croisent pas le regard. Je sens l'odeur de la crainte, le malaise général. Au fond de la rame, il y a un boucan assourdissant. Des jeunes de quartiers font leurs petites vies. Musique à fond, pas violent, mais on a oublié de leur apprendre deux choses: le respect et plus important encore, l'éducation. Jeunesse oubliée, génération sacrifiée. Il y a pourtant des contrôleurs, mais font mine de rien voir rien entendre. Pourquoi chercher la confrontation pour un salaire de clochard ! La petite tribu descend place Grenette avec son quartier piétonnier, bâtiments classés, magasins huppés et eux, qui déambulent comme une tâche au milieu du tableau. Le tram se remet en branle. Je ressens le climat se détendre. Les gens relèvent la tête alors que les contrôleurs bombent le torse. 
« Je crois rêver, ils ne vont quand même pas contrôler les tickets  ! »

– Monsieur, titre de transport s'il vous plait.

–  Vous vous foutez de ma gueule !

J'ai en horreur l'injustice et j'aime encore moins les gens passifs. Je ne fais pas partie du groupuscule majoritaire qui se fait marcher dessus. Un vieux proche de la crémation se dresse avec un équilibre précaire. Il s'approche de nous avec son ticket à la main, qu'il déchire en petits morceaux sous nos yeux. C'est surement son dernier acte de rébellion avant son jugement par l'éternel.

– Le monsieur a raison, dit le vieil homme en jetant ses confettis en l'air. Vous vous foutez de nos gueules. De mon temps etc......

Je passe la suite...enfin bref, monsieur a fait la bataille de la somme et c'était mieux avant. S'en suit ce que l'on pourrait appeler une petite mutinerie. Au fond, les gens, l'effet de groupe aidant, sont bien plus courageux que l'on puisse le croire. Au grand soulagement des contrôleurs, je descends au campus universitaire pour rejoindre ma chambre citée Berlioz. Je suis quelques cours au campus en technique de communication et stratégie commerciale, sans grande conviction. Je crois aux vertus de l'éducation nationale, mais ne suis pas pratiquant. Je suis plus intéressé par mes sorties nocturnes et le parfum de Candice qu'autre chose. En clair, je marche à côté de mes pompes.
Mais c'est souvent quand l'avenir est incertain, l'horizon bouché que se produit un petit coup du destin, un événement anodin qui vous change l'existence à tout jamais. Un simple coup de téléphone, un appel du paternel. Voilà le premier événement qui va bouleverser ma vie, qui va changer l'homme que je suis, l'ordre établi, l'effet papillon.

– Salut Max, ça va ? Tu ne donnes pas trop de nouvelles !

– Ouais ça va... je suis un peu speed en ce moment, j'ai repris quelques cours à la fac.

– Ah oui, ta sœur me l'a dit. Et tu révises à la Goulue ?... je déconne.

– Oui c'est vrai tu as  raison. Je ne sais pas trop quoi faire en ce moment, mais je vais trouver, te fait pas de bile... je ne veux pas faire de souci à m'man.

– Je ne voulais pas t'en parler ni t'alarmer. Ils restructurent dans mon entreprise et j'ai accepté l'offre de licenciement. C'est peut-être l'occasion de faire quelque chose ensemble ! Je pars avec un petit paquet et j'ai déjà quelques pistes. Qu'est ce que tu en dis ?

Mon père... mon père a toujours pris des décisions sans consulter personne. Il a le don de trouver les arguments pour que tu suives le chemin qu'il a déjà choisi de te faire prendre, et dans l'urgence pour être sûr que tu ne réfléchisses pas trop. Mais je connais bien le personnage, il ne le fait pas pour lui. Je l'ai cerné depuis longtemps avec ses gros sabots.

– Écoute, tu me laisses réfléchir un petit peu quand même. Tu me prends au dépourvu.

– J'ai déjà vu une multitude d'affaires, mais j'en ai retenu une. On s'associe et on fait cinquante cinquante. Mais il faut se dépêcher, ce n'est pas le genre d'affaire qui reste longtemps.

Nous y voilà. J'en étais sûr. Il a évolué dans les hautes sphères d'une grande multinationale, dans le milieu politique, a créé et concrétisé de multiples entreprises. Mais il a une maladie bien française et dans ce domaine il est un grand patriote. Il n'a jamais tiré richesse de ses créations. De la bouche même de sa famille et de toutes les personnes qui l'ont connues, cet homme devrait être millionnaire. Et j'attends sa dernière cartouche, l'argument fatal.

– Et bien, accouche ! C'est quoi ton affaire. Il fait durer le suspense.

– Une boîte de nuit...plein centre-ville.

Il a encore gagné. Il sait que j'en ai toujours rêvé.

Memento MoriWhere stories live. Discover now