LES KAMELEONS 🦎

17 0 0
                                    




Les affaires marchent plutôt pas mal. J'ai trouvé un certain équilibre au milieu des corbeaux allergiques à la vitamine D, les répudiés de l'astre, les mises aux ban du système. J'essaye de créer une atmosphère à mon établissement underground et actuelle, musique à prédominance électronique, clientèle ouverte et tolérante. C'est un job qui ne rentre dans aucune norme. D'ailleurs, bon nombre de personnes ne considèrent pas que je sois au taf. Ils me voient me torcher au Champagne, faire la fête jusqu'à l'aurore, en plus d'être un abonné permanent des afters. Nous sommes ce que l'on appelle des personnes dites publiques, teintées de mystère. On nous croit riche, faisant partie du milieu du banditisme local, persuadés que les filles terminent dans mon plumard en quête d'abattage. Il n'y a qu'une seule vérité: nous sommes à la marge de la société, éclairé par un soleil artificielle dans l'atmosphère putride d'une ruelle. C'est le monde du mensonge, du vice, de la mythomanie, et notre rôle est de les faire vivre dans leurs illusions. C'est Cendrillon avec sa citrouille à la con qui se transforme en carrosse. L'égaré avec sa vie monotone ni enviable qui met un costume, un peu de thunes dans ses poches et se transforme en marchand de biens ou en notable du coin. Le pseudo voyou qui a vu trop de film relatant la vie d'homme qu'il ne sera jamais. Le jour, il remplit les rayons d'un supermarché, la nuit, il se fait passer pour le Pablo Escobar du quartier avec la gestuelle et les bagouses, en occultant d'en avoir dans le froc. 

Si le jour, j'ai l'habitude de côtoyer des gens à l'équilibre bien relatif, je découvre à la nuit tombé ce petit diable qui sommeille en chacun de nous. Ce vice caché difficilement avouable que l'alcool et la came aident à dévoiler. On découvre là, la vraie personnalité des gens, et ne suis que le spectateur de leurs métamorphoses. Ce n'est généralement pas un papillon qui sort de la chrysalide. Regardez bien le collègue de travail avec qui vous partagez votre bureau, ce collaborateur sympa le jour ou votre ami proche qui soi-disant ne vous cache rien. Il est bien possible que le soir venu, il ou elle traîne dans des milieux glauques, des tripots ou des boites à partouzes. L'envers du décor est souvent bien moins idyllique que la réalité. Au cœur de la nuit, je n'ai pas le souvenir d'y avoir rencontré un balayeur. 

Quand on travaille pour soi, on fait toujours l'erreur de croire que l'on n'a de compte à rendre à personne. Je me suis vite rendu compte du contraire, et surtout dans ce secteur d'activité. Mon comptable d'abord, mon banquier ensuite, les administrations surtout. Les renseignements généraux s'intéressent à votre personne, enquête de routine, provenance des fonds personnels et passif du sujet, la préfecture contrôlent les autorisations diverses et variées, la salubrité et la tranquillité publique. La mairie aussi y ajoute leur petite touche, mais eux, c'est différent. Ils essayent de vous faire appliquer des directives en fonction des promesses faites à leurs électeurs, aveuglément. Ou encore les poulets, qui viennent aussi y mètrent leurs nez, drogue, banditisme, mœurs ou pour simplement se faire sucer. Et puis il y a eux, les voyous, les beaux mecs, le milieu...

Peu à peu mes pensées s'assombrissent, je suis un funambule nauséeux qui évolue sur une corde au-dessus du vide.

Deux hommes pénètrent dans mon club. Je les connais de vue. Ce sont deux frères connus pour être les patrons du milieu local. On est plus dans le voyou fiction, mais dans la grosse pointure. Ces mecs ont viré les Corses de la ville, à cause de leur méthode jugée un peu trop expéditive et radicale. Il y a un dicton qui dit que à Grenoble, « dans chaque pilier de pont, il y a un mort ». Dans les mythes et les légendes, il y a toujours une part de vérité.

– Laisse Luce.... je vais m'occuper de ces messieurs, lui dis-je dans l'oreille.

Ma serveuse n'a rien à redouter, mais je vois bien qu'elle est soulagée. Je sers leurs Bailey's sans glace, et les laisse à leurs discussions. Ils se sont mis dans un coin éloigné du bar, et en toute franchise, je ne préfère rien entendre. Moins tu en sais, mieux c'est. Mais je ne peux m'empêcher de les regarder avec une question qui me traverse l'esprit. Comment peux-tu justifier un jour à tes enfants la crainte que ton nom suscite auprès de tous ?
Ils finissent leur consommation puis se lèvent pour prendre la sortie, en omettant bien sûr de régler la note. Dans cette ville, qui oserait leur présenter la facture ! Voilà l'erreur qu'ils commettent tous. Surtout ne pas montrer de signe de faiblesse ni de soumission, sinon ils s'engouffrent dans la brèche pour te marcher dessus avec autant d'aisance que les nazis au lendemain de la capitulation.

Memento MoriWhere stories live. Discover now