PONT DE CATANE 🚬

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A la nuit tombée, sous ce pont qui traverse le cours Jean Jaurès, une grosse berline noire s'avance doucement jusqu'au feu et stoppe sa marche paradoxalement au vert.  À l'abri des regards, se cachent à l'accoutumée des travailleurs du sexe plutôt masculin, qui n'hésiteraient pas à proposer leurs services à cette voiture aux plaques diplomatiques. Ce véhicule pourrait bien sûr être à la recherche d'un délicieux instant tarifé, mais ce n'est pas un moment minuté et dénué de sentiment qui motive la berline à patienter.

Un vieux chat crasseux assis sur le couvercle d'une poubelle, regarde du seul œil encore en sa possession cet intrus, qui vient perturber son repas qu'il a mis tant de temps à dénicher. Mais il restera là à regarder impassible, toujours témoin de ce que les plus bas instincts de cette ville ont à cacher.

Alors que le feu passe enfin au rouge, une autre voiture arrive sur son arrière. Elle s'arrête brusquement avec les warnings. De la voiture au feu de détresse, descend un homme avec une cigarette à la main. Il s'approche d'un pas déterminé vers la première, pour converser avec les coudes posés à sa fenêtre.

– Vous vouliez me voir monsieur ! Commence Benbarka, à l'adresse de son interlocuteur aux yeux bleus azur.
– Vous vous êtes mis dans une situation plus que précaire, Monsieur Benbarka.
– C'est une affaire personnelle, et je maîtrise la situation.
– C'est un flic camé et corrompu qui l'a maîtrise ! Ou c'est vous. Ne vous fatiguez pas pour la réponse, nous n'en sommes plus là, répond l'homme au yeux bleus avec un accent d'origine Suisse allemande.

Tarek recule soudainement d'un pas. Sa clope tombe sur le sol. Il  lève légèrement les mains en l'air. La vue du silencieux qui vient d'apparaître par la fenêtre de la grosse berline a motivé son acte de soumission.

– Calmez-vous, je vous répète que je maîtrise la situation, tout comme cette ville d'ailleurs.
– Vous connaissez l'adage monsieur Benbarka, « Les pouvoirs changent, les institutions restent ». Il ne sera pas compliqué pour nous de vous remplacer. Alors adieu !
– Non arrêtez, j'ai fait ce que l'on m'a ordonné, qu'est ce que je peux faire ?
– Cela ne dépend pas de moi, vous le savez très bien. Je n'ai rien contre vous mais il faut vous rendre à l'évidence, vous n'êtes qu'un vulgaire voyou. Une petite merde négligeable. J'aurais bien quelque chose à vous proposer, mais je sais d'avance que vous ne serez pas à la hauteur.
– Vous ne pouvez pas en finir comme ça, pas après tout ce que j'ai fait pour vous.

L'homme au silencieux se donne un faux moment de réflexion. Il fait paraitre sur son visage le sentiment de peser le pour et le contre. Il avait déjà prévu de profiter de sa position de force, afin de l'utiliser pour ses basses besognes. En homme manipulateur, il exagère un peu le trait en ajoutant un mouvement de gauche à droite avec l'arme pour que son interlocuteur sur la sellette, assimile ce geste enfantin comme ce bon vieux « plouf plouf » de nos cours d'école. Il a une chance sur deux.
Après ce moment de grande tension, le menacé voit avec soulagement l'arme retourner dans l'habitacle, et apparaître à la place un petit dossier. Un sésame pour sa survie qu'il s'empresse de prendre avant que l'homme à la berline décide de changer d'avis. Il sait qu'il est insignifiant face à l'organisation qu'il représente, il est prêt à accepter n'importe quoi pour subsister.

– Je vous ferai passer les détails quand je les aurai tous en ma possession. Lors d'un transfert de fonds en fourgon blindé, j'ai besoin que l'on me récupère une caisse bien particulière. C'est extrêmement risqué. Mais je crois savoir qu'à partir de ce soir, vous n'avez plus rien à perdre, hormis, peut être, un ou deux membres de votre famille s'y vous échouez lamentablement.
– Pour mener ce genre d'opération, il me faut des professionnels avec un gain à la clef extrêmement élevé.
– Je m'arrangerai pour que ce soit le cas, et ils seront bien plus élevés que dans vos rêves les plus fous. Vous prenez l'argent, vous me remettez la caisse et vous disparaissez. Et puis une dernière chose, conseil d'ami : évitez vos petits copains de quartier, la discrétion n'est pas leurs forts.

La fenêtre fumée se ferme, et la berline disparaît tranquillement dans la nuit.
Sous ce pont, Tarek regarde son dossier sans le regarder vraiment. Il sort son « Zippo » et s'allume une cigarette tout en s'adossant à la masse de béton. À sa droite, il remarque avec surprise une affiche de la voirie de la ville. Elle annonce la destruction de cet ouvrage pour le week-end d'après. Il pose sa main sur ce pont qu'il a toujours connu depuis sa tendre enfance, compatissant à sa triste fin sans savoir qu'ils ont entre eux un point en commun.
Pour tous les deux, leurs jours sont comptés et vont bientôt de nouveau se ressembler.

« Tu es poussière et tu retourneras à la poussière »

Memento MoriWhere stories live. Discover now