IL A LE DROIT D'ESPERER

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À l'intérieur d'un hall d'immeuble, deux hommes se font face. Pendant que l'un compte consciencieusement une importante somme d'argent, l'autre, adossé au mur et le souffle court, essaye de déceler chez son compagnon du moment un signe de mécontentement. Il l'observe avec une telle crainte, qu'il n'arrive pas à contenir son pied qui tape sur le sol avec frénésie. Un toc qui nous donne une indication sur le degré de peur qui l'habite. C'est toujours avec appréhension qu'il attend cet incontournable rendez-vous hebdomadaire, avec cet homme pour qui seule subsistent de son passage en école primaire, les leçons sur l'art médiéval de la torture.
Il y pense tout le temps, en fait même des cauchemars en marchant. Il s'imagine allongé dans le coffre d'une voiture aspergé d'essence, avec Tarek qui le surplombe avec la flamme de son Zippo qui danse au rythme du vent. Le combustible qui s'embrase, une boule de feu qui l'illumine à le rendre aveugle, sa peau d'arabe qui vire au noir avant de passer à la couleur cendre, le coffre qui se ferme sur lui pour étouffer ses cris pendant le rôtissage en règle.

– C'est bon pour moi, lui dit Benbarka sur un ton moncorde en tirant sur sa clope, avant de l'écraser sur le mur moucheté d'empreintes de ses anciens passages. 

Il regarde son vassal, et d'un hochement de tête, lui exprime de nouveau que le compte est bon. Il se reprend une cigarette par automatisme, la porte à la bouche et l'allume avec son « Zippo ». Une violente quinte de toux le prend à la gorge. Son débiteur le regarde avec passivité, si seulement il pouvait crever !
L'homme au briquet jette sa clope au sol, et l'écrase du talon. Quelque chose le dérange. Une obstruction qu'il expulse de son gosier sur la chaussure en mouvement. Dégoutée, elle s'arrête de bouger.

– Désolé, lui dit-il en s'essuyant la bouche.
-La clope, ça va te tuer....Le compte est bon Tarek ?! C'est sûr ?
- Tu aimerais bien que ce soit le cas ? lui répond-il en lui tournant le dos, avant d'ouvrir la porte qui donne sur la rue.
– Tu parles de la clope ou de l'oseille ? Questionne-t-il son interlocuteur dans le vent, le fumeur déjà parti.

Enfin seul et libéré, il respire. Toute son entrevue s'est faite en apnée. Il regarde sa chaussure souillée par l'horreur qui la recouvre, et la nettoie comme il peut dans une position instable. Il aurait préféré marcher sur une merde de chien de traineau, celle de l'Husky de son voisin. Un connard qui élève son cabot dans un studio meublé. Contre lui, il aurait eu les couilles de lui arraché la glotte avec les dents, juste pour venger les gamins qui jouent dans le parc aussi miné  que le no man's land entre les deux Corées. Le type sort la bête une fois par jour. David Bowie traverse les barres d'immeuble en couinant comme un Japonais pris de turista, avant de prendre position la queue à l'équerre avec une pointe de soulagement dans le regard. Enfin délesté du paquet, il défonce l'air de jeux des gamins en pensant rejoindre le pôle nord par le centre de la Terre. D'ailleurs, le lieu aurait été parfait pour nettoyer sa grolle. Un va-et-vient rapide du pied sur le gazon, le frottement de la semelle sur le banc public pour la merde récalcitrante avec un dernier passage dans le sable.
Mais autour de lui il n'y a pas de verdure ni de mioches encore moins de courage, juste un mirage, l'espoir que la providence puisse s'en charger.
Il s'adosse au mur les yeux fermés, en se répétant à lui-même : je veux qu'il crève, je veux qu'il crève, je veux qu'il crève p'tain...
Il quitte le couloir à l'atmosphère pesante pour sortir dans la rue. Le courant de Foehn, ce vent puissant sec et chaud venant de Méditerranée lui frappe le visage. Il s'assoit sur les marches de l'entrée, et s'allume un petit joint pour se détendre. Une bombe importée directe d'Afghanistan par Hakim le magasiner.
Le THC produit son effet. Ses muscles se décontractent. Son corps tout entier semble enveloppé dans du coton. Il se laisse emporter par ce vent violent alors qu'il a l'impression de peser désormais une tonne. Des gouttelettes de pluie chargées de poussière saharienne lui glissent sur le front. Il ouvre la bouche, puis tire la langue comme s'il voulait embrasser les origines qu'il partage avec elles. Pendant chaque bourrasque, les volets claquent et emportent bruyamment tout ce qu'il trouve dans son voyage, surtout des boites de Macdo abandonné par des porcs qui ont remplacé les virevoltants des westerns. Quand le vent est à bout de souffle et que ses forces l'ont abandonnées, le vacarme fait place au bruit de roulement des voitures sur le bitume du Cour Jean Jaurès à proximité.
De sa plénitude artificielle, il entend un cri. Une plainte pendant une accalmie.
Il affûte ses sens au milieu de ce chaos, fait le bilan des bruits qui l'entourent puis se concentre. Il est à la recherche du son qui a traversé ses pensées. Il est pris par le doute. Mais quand ce doute vous assaille et que vous avez la conviction de ne pas avoir rêvé, une force intérieure vous pousse à tirer au clair qu'une femme quelque part a crié. L'intrigue le fait se lever. Il traverse la route pour se mettre à l'abri de la pluie qui s'intensifie, sous le long préau que les lignes de train surmontent. Habituellement encombré de voiture ou des étales du marché qui, cette nuit, vont venir s'y installer, il remonte d'un pas hésitant le parking à contre-courant de la plainte charriée par le vent. À quelques mètres d'un nouveau pilier et dans une rare accalmie, il a la surprise d'entendre des bruits de lutte à peine audible. Plus courageuse que lui, sa conscience le pousse à mener plus en avant son investigation, en l'obligeant à dépasser la masse de béton qui obstrue sa vision de la scène. Il passe l'obstacle puis se fige. Il a devant lui une image qui va hanter ses nuits à tout jamais. Le vol d'un papillon qui va sceller la vie de nombreuses personnes qui, en ce moment, boivent un verre entre amis ou dorment paisiblement dans leurs lits. Cette vision d'horreur le pétrifie. Il découvre Tarek Benbarka à cheval sur ce qu'il en déduit être une femme. Il voit des jambes fines prises de tremblements, avec au bout de celles-ci, des escarpins rouge sang. Il recule sur la pointe des pieds. Il a conscience que c'est la mort assuré pour celui qui en a trop vu. Il reprend la direction de son couloir, le seul endroit où il se sent protéger, la porte fermée. Avant sa fuite, un dernier rappel se glisse dans son oreille, les dernières paroles de cette femme qu'il ne connaîtra jamais.

« Tarek tu es le... » seront ses derniers mots inachevés par une puissante rafale.

Sur le chemin du retour, il est soudainement pris par le remord. Il ralentit sa marche. Il décide de se cacher pour contempler la scène de loin. Il voit le bourreau sortir du noir, et s'éloigner pour prendre la direction d'une voiture garée à l'abri des regards. Le véhicule a disparu. Quelque chose le pousse à rejoindre cette femme qu'il a lâchement abandonnée, peut-être par l'espérance illusoire de se faire pardonner. Il découvre sur les lieux cette beauté que la vie a quittée, les yeux grands ouverts. Elle semble regarder le vide, ou ce que la destinée nous amènera tous un jour à admirer. Il s'approche d'elle, met un genou à terre et lui prend le poignet. Sa légèreté le surprend. Il est allégé du pouls que Tarek Benbarka a emporté. Une balle de 9 mm tombe sur le sol et roule à ses pieds, la fille en porte encore le dessin de la munition dans la paume de sa main.
Mais d'où proviennent ces éclairs de lucidité, ces idées qui nous traversent comme si elles nous étaient soufflées à l'oreille par une énergie que l'on ne peut percevoir. Il attendait un hypothétique signe pour le sauver, il tient dans sa main la providence qui en a découlé de sa lâcheté. Il redépose son bras au sol comme une sainte relique. Il reprend son chemin initial pour aller chercher les mégots de cigarette que Benbarka a fumés, et un peu de salive qu'il déposera sur les vêtements de cette fille. Les preuves accablantes du coupable sont en place. Il abandonne la dépouille à son sort, mais se ravise pour prendre la balle en souvenir. Il pivote sur lui même, et la cherche dans le noir. Elle est au pied d'un chat borgne, qui de son œil laiteux lui indique qu'elle est là.
Il a du mal à cacher sa joie, il va être libéré de son cauchemar. Il disparait dans les ruelles sombres de Grenoble tout en regardant la munition avec certaine curiosité. L'ogive a été creusé.

-Elle sera pour toi Tarek , se murmure t'il à lui même.

L'incarnation de la lâcheté se congratule. Il se voit déjà le grand vainqueur du soir, avec un avenir radieux et au chemin tout tracé... et il avait le droit de l'espérer.

Memento MoriWhere stories live. Discover now