44. Chiens des rues

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HAZEL


10 juin 2004


Le joint se meurt au coin de mes lèvres. Assis à mes côtés, Tommy finit la bouteille de vodka qui lui a tenu compagnie toute la soirée et se penche en avant pour tracer une ligne de coke sur le carton à pizza. Garen l'imite en dépit de ses pupilles dilatées à l'extrême. Karl les observe en grinçant des dents. Je rallume un joint.

- Je peux pas y croire, gronde Karl en détruisant la canette de bière entre ses mains. Je peux pas y croire.

Son regard fou croise le mien et je me contente de le fixer, le visage grave.

- T'y crois, toi ? m'apostrophe-t-il en contractant la mâchoire. T'y crois à cette putain de farce ?

Je hausse les épaules sans répondre. La rancœur m'étrangle et ce foutu sentiment d'injustice me broie les entrailles. Je n'ose rien dire de peur de vomir.

- Ils ont pas le droit de nous faire ça, continue mon ami en broyant le contenant en aluminium dans son poing. Ils peuvent pas nous dégager aussi facilement.

- Ces fils de pute vont payer, intervient Garen dont le visage exalté devient inquiétant.

- Bien sûr qu'ils vont payer ! éructe Karl. Alors quoi, ils pensent qu'ils peuvent nous dégager de chez nous comme ça, sans conséquence ? Bordel, je peux pas y croire ! Ils vont me le payer ces connards, ils vont me le payer très cher !

Je serre les dents à mon tour et me brûle avec mon joint lorsque je le retire de mes lèvres. Je comprends la colère de Karl, je comprends son visage ravagé par la rage et cette haine qui le ronge de l'intérieur. Nous le comprenons tous ici.

Trois jours auparavant, on a annoncé à tous les habitants de son immeuble qu'ils allaient devoir déserter les lieux car une multinationale a décidé de réquisitionner leurs appartements pour en faire des bureaux. Ils seraient relogés. Dédommagés. C'est ce qu'on leur a dit. Comme à chaque fois. On le dégage et on leur vend des mensonges. Et ils ne peuvent rien dire. Karl a pété un plomb. Comme moi, il vit avec ses parents et ses nombreux frères et sœurs, sans aucun revenu suffisant pour leur assurer un niveau de vie respectable. Et voilà qu'on les dégage de chez eux comme de vulgaires insectes. L'affront est trop grand.

Si la situation me heurte parce qu'elle concerne mon ami et que je m'y reconnais, je me sens d'autant plus impliqué dans cette histoire que la compagnie qui rachète l'immeuble est celle du père de Sethy. Et ça, je l'ai en travers de la gorge.

J'ai déjà croisé cet homme, au visage sévère et à l'aura imposante. La première fois, je m'apprêtais à sonner chez les Lim lorsque le portail s'est ouvert avant même que je n'appuie sur le bouton. Un homme est apparu, grand, mince, les cheveux drus et la peau d'un brun foncé. J'ai tout de suite deviné de qui il s'agissait tant il ressemblait à son fils, que ce soit au niveau de sa mâchoire saillante, de son nez évasé ou de son port de tête altier. Ses yeux noirs se sont posés sur moi et aucune surprise n'est venue déchirer ses traits. A la place, il m'a salué d'un signe de tête et m'a adressé un petit sourire affectueux que je n'attendais pas.

- Hazel, je suppose ? m'a-t-il salué de sa voix grave au milieu de laquelle subsistait encore son accent cambodgien. Sethy t'attend à l'intérieur.

Et il s'est écarté pour me laisser passer tandis que je marmonnais un vague merci.

Par la suite, je l'ai rencontré quelques fois, souvent en coup de vent, toujours mal à l'aise. Pourtant, l'homme ne m'a jamais fait de remarque désobligeante, que ce soit sur mon apparence ou sur la relation que j'entretiens avec son fils. A vrai dire, j'ignore s'il est au courant. En tout cas, dès qu'il me croise, son masque de froideur fond le temps de m'accorder un léger sourire et il échange même parfois quelques banalités avec moi. Bref, il me fait plutôt bonne impression en dépit de sa prestance écrasante.

Raz de marée [En correction]Opowieści tętniące życiem. Odkryj je teraz