En Terre Obscure

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J'accepte enfin de me confronter à l'instant présent et ouvre les yeux sur une terre craquelée. La joue prise à l'intérieur d'une crevasse, je tente dans un premier temps de m'en extirper, jusqu'à ce qu'une série de craquements accompagne ma vaine tentative. Alors, je me laisse à nouveau choir sur les pierres acérées. Idée stupide, qui m'arrache un gémissement plaintif.

Depuis mon faible champ de vision, il m'est tout de même possible de remarquer un fait indiscutable : ma solitude. Le site est vide. Vide de monde, vide bruit. Seules quelques volutes de fumée s'élèvent des nombreux fossés qui hantent la zone, sans doute creusés durant une longue période de sécheresse. A quelques kilomètres, une rangée d'arbres morts délimite la zone, tandis que le reste de mon angle de vue présente une vaste étendue désertique.

Mes membres paraissent bouillis. Écrasés, remixés, recrachés, j'ai la forte impression d'incarner une crêpe parfumée aux Schtroumpfs. Sitôt pensé, je pousse un soupir. Si Amégadon m'avait entendu penser, le dieu aurait incliné la tête, plissé les yeux puis baragouiné « qui que quoi ? », signifiant que mes années de surveillance quasi-constantes auprès des Humains ont déteint sur mon langage. J'ai en effet bien peur d'être devenue incollable sur les expressions et actualités terrestres.

Le temps s'égrène. La fumée chaude qui jaillit des fissures a le loisir d'alimenter la brume opaque qui surplombe le sol, et mon corps de s'habituer à la douleur. Le ciel gris, presque noir, semble annoncer une tempête phénoménale. Mais la subtile odeur d'humidité qui précède habituellement l'orage ne titille pas mon odorat.

Plus de doute : il s'agit de nuages de poussières.

Soudain, un son retentit. Incapable de tourner la tête, et encore moins de me contorsionner, je ne peux me résoudre qu'à rester allongée sur le ventre. En toute honnêteté, j'aurai aimé mettre mon immobilité sans faille sur le compte des séquelles de ma chute, mais il s'avère que la terreur qui paralyse mes membres contribue autant au phénomène. De toute façon, qu'il s'agisse d'un handicap moteur ou d'une peur envahissante, le résultat est le même : me voilà à la merci de n'importe quel Obscur. Cette sombre constatation perturbe une bonne fois pour toutes mon pauvre débit respiratoire.

Après quelques secondes d'intense pétrification, mon ouïe ne capte rien de neuf. Mais peut-être aurait-il fallu que je m'abstienne d'interpréter si vite cette accalmie, car un rire ne se prive pas de l'exploser en un millier d'éclats sonores. Son écho frigorifique se réitère à plusieurs reprises, renvoyé ci et là par l'air saturé en particules. Impossible de deviner le sexe du propriétaire. Etant donné que l'Obscurité équipe ses adhérentes d'une voix plus grave que celle d'une Lumineuse, seule une oreille avertie saurait différencier le timbre.

« Je ne suis pas seule », « Je vais mourir », sont les uniques conclusions qu'élabore mon cerveau pessimiste.

Au bout d'une seconde supplémentaire, ma curiosité piétine ma terreur. Après tout, le stade de l'acceptation, je l'ai dépassé depuis un bail. Depuis les regards inquiets que se sont mis à m'adresser les miens lors de ma première crise de colère, pour être exacte. Il s'agissait d'un coup de sang auquel n'importe quel humain aurait pu être sujet, en raison d'un bus raté, d'une amende coincée sous l'essuie-glace ou d'une confrontation musclée avec une adolescente rebelle. Sauf que ce genre d'excès n'a jamais lieu chez un Lumineux sain.

Il faut croire que mourir est mon destin, le point final à une longue vie de Gardienne investie. Eh oui, je connais la leçon par cœur : une erreur se corrige. Autant donc éviter de quitter l'Univers sans avoir eu affaire au physique de mon assassin...

Malgré la compote osseuse qui me sert de squelette, je me retourne d'un coup sec, gémis tout du long, et me retrouve face à des chevilles. Du moins, mes yeux effleurent l'image de deux moitiés de jambes épilées, positionnées à quelques mètres de là. Une chaînette pend autour de l'une d'elles, fine, en cuivre, dont le bout est orné d'une petite pierre aux reflets violets. Sa propriétaire vient manifestement d'arriver. Un coup d'œil plus global me permet de remarquer d'autres membres inférieurs, cette fois plus volumineux que les premiers. Des jambes de mâle.

Cœur de ferOù les histoires vivent. Découvrez maintenant