L'étrangère

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"Silence mesdemoiselles!" S'écria une élégante femme entre deux âges en tapant dans ses mains.

Les jeunes filles se turent quelques secondes, et lorsqu'elle se fut éloignée, le bouhaha reprit, sans scrupule. Elle poussa un soupir et ne répéta pas son ordre, sachant pertinemment qu'elle n'arriverait à rien en un tel jour. Elle décida de les laisser à leurs discussions et alla s'entretenir avec une autre dame un peu plus loin.

La célèbre maison pour demoiselles, tenue par Madame de Maintenon, était en effervescence depuis qu'on leur avait annoncé qu'une nouvelle jeune fille allait faire son entrée dans la maison. Le côté inattendu et étonnant de la chose était que la jeune fille en question arrivait au milieu de l'année et pour seulement trois années, ce qui n'était certes pas commun.

"Pensez-vous qu'elle sera dans notre dortoir, Juliette?

"Si ce que Madame a dit est vrai, alors je pense qu'il n'y a pas de doute.

"Je me demande comment elle est, et pourquoi elle arrive si tard.

"Sûrement une orpheline recueillie dans un coin de rue et prise sous la protection d'un grand seigneur de la cour," grinça l'une d'elle.

"Qu'avez-vous donc à vous emporter contre les orphelines, Joséphine? En êtes-vous jalouse?

"Certes non, mais ce sont des cas par trop fréquents, et de nature beaucoup trop romantique à mon goût. Digne seulement de romans! La réalité est bien plus dure.

"Que vous êtes pessimiste, Joséphine!" S'exclama une autre en riant. "Au moins, ces filles ont la chance d'une bonne éducation et d'un mariage certain, leur assurant un avenir sûr.

"J'ai tellement hâte de sortir de cette prison," gémit une autre.

"Cessez donc de vous plaindre, Isabelle! N'êtes-vous pas heureuse ici?

"Si, mais je me lasse. Aucune de vous n'a envie de se marier vite et de sortir de là?

"Certes.

"Madame arrive!" Cria l'une d'elle, jusque là restée à la porte pour guetter.

Dans un froufrou de tissu, et des chuchotements, les filles quittèrent leurs lits et se rassemblèrent au centre du dortoir, en ligne. Madame de Maintenon entra, les inspecta et leur donna quelques dernières instructions avant de leur ordonner de descendre dans la cour, afin d'accueillir la nouvelle arrivante qui n'allait pas tarder. Cette dernière annonce provoqua des chuchotements rapidement interrompus par le regard sévère de Madame de Maintenon qui leur fit signe de la suivre.

"Hortense, il faut que je vous dise quelque chose," chuchota l'une.

"Qu'y a-t-il?

"Hier soir, j'ai vu madame avec Isabelle, qui parlait. J'ai entendu le mot 'mariage' à plusieurs reprises.

"Pensez-vous qu'elle est déjà promise?

"Je ne sais pas, mais il faut que j'éclairsisse cela.

"Inès et Hortense! Veuillez vous taire!" S'écria une jeune femme dans le couloir. Les deux interpellées baissèrent la tête et se turent.

Toutes les jeunes demoiselles furent enfin rassemblées dans la grande cour, de la plus jeune à la plus âgée, en rang, par classe. Les filles ne pouvaient s'empêcher de murmurer et chuchoter, se demandant comment serait la nouvelle demoiselle, et d'autes sujets que ces jeunes filles aimaient à discuter. Leurs bavardages furent interrompus par l'ouverture des immenses grilles et l'entrée d'une calèche tirée par quatre chevaux. La voiture s'arrêta enfin devant les jeunes filles, qui avaient retenu leur souffle, les yeux rivés sur le carrosse. Elles attendaient que sorte la nouvelle arrivante, et trépignaient d'impatience. Enfin le cocher sauta à terre, et accourut devant la porte qu'il ouvrit après avoir déployé le marche-pied. Une main en sortit, qu'il prit, et, soutenue par le cocher, un être, tout enveloppé de riches tissus aux milles couleurs, brodés d'or, descendit. Son visage était un peu caché, et les demoiselles se tordaient dans tous les sens pour tâcher d'apercevoir cet étrange fille. Un coup de vent fit voler tous les voiles, donnant un aspect magique et royal à la jeune fille, ce qui provoqua l'émerveillement de beaucoup. Madame de Maintenon s'avança enfin, et lorsqu'elle arriva à la hauteur de la nouvelle arrivante, elle fut un instant sans pouvoir parler, les yeux plein d'admiration. Les demoiselles chuchotaient entre elles.

"Elle n'est sûrement pas Française, avez-vous vu les tissus dont elle est parée?" Glissa Inès à Hortense qui hocha la tête.

Madame de Maintenon se tourna vers les demoiselles, et guida la jeune fille vers elles. L'enfant avançait avec hésitation, semblant de désirer qu'une chose: s'enfuir d'ici. Mais Madame de Maintenon avait pris sa main et la tenait fermement.

"Venez, mon enfant," dit-elle doucement.

La jeune fille s'approcha des jeunes filles, et se tint debout, droite, devant les regards curieux de ces demoiselles. Elle abaissa le voile qui cachait son visage, et ses yeux fixèrent la rangée de jeunes filles, qui étaient bouche bée et yeux écarquillés devant le spectacle qui s'offrait devant elles: la nouvelle arrivante n'était en effet pas Française, sa couleur de peau le trahissait. Plutôt grande, élancée, sa peau n'était pas blanche comme celle des aristocrates, ni halée comme les paysans, mais mate, d'un brun clair, presque doré; ses cheveux étaient d'une longueur et d'une épaisseur comme jamais les jeunes françaises n'en avaient vu, frisé, et soyeux, d'une couleur entre le brun foncé et le marron glacé. Ses sourcils, de la même couleur, étaient épais; ses yeux aux longs cils noirs, étaient d'un noir étonnant, son nez fin, arrondi, et ses lèvres épaisses s'affinant sur les côtés, étaient d'un rose foncé et mate. La taille svelte, elle incarnait une certaine perfection qui éblouissait les jeunes filles. La jolie étrangère fronça les sourcils devant le silence qui s'était installé. Madame de Maintenon mit fin au malaise qui s'était installé en se tournant vers l'étrangère.

"Quel est votre nom, Mademoiselle de Gemmecie?" La grande dame questionna.

"Malia," répondit l'adolescente avec un léger accent qui ajoutait à son charme déjà grandement envoûtant.

Madame de Maintenon fit une légère moue.

"Nous vous appellerons Marie. Mesdemoiselles," reprit-elle assez fort pour que tout le monde l'entende. "Veuillez accueillir Mademoiselle Marie de Gemmence. Soyez avenantes, et tâchez de bien l'intégrer dans la maison. Soyez digne. Inès!" Appela-t-elle enfin, en dirigeant son dur regard vers la jeune fille en question. "Accompagnez Mademoiselle de Gemmecie dans votre dortoir. Hortense vous accompagnera."

Malia avait froncé les sourcils durant tout le discours, peu satisfaite par la façon dont cette femme avait changé son prénom, avec telle liberté. Certes le sien voulait dire Marie dans la langue de ses ancêtres, mais elle ne voulait certainement pas que ce soit traduit! Elle fut tirée de ses pensées par une longue jeune fille aux cheveux d'un blond cendré, ses grands yeux verts fixés sur la fascinante étrangère. Malia hésita une fraction de seconde avant de rendre le sourire qui lui était offert. Inès lui fit signe de la suivre et l'entraîna vers le château. A l'intérieur, contrairement aux attentes de la jeune française, Malia ne s'émerveillait certes pas devant le luxe présent. Elle avait même l'air peu surprise. Inès fronça les sourcils, déçue.

"Ne trouvez-vous pas le château à vos goûts? Le Roi lui-même l'a fait décoré, et a donné des ordres pour que nous soyons le plus confortable possible afin que nous recevions la meilleure éducation." Expliqua-t-elle avec fierté.

"Là où je viens, les palais sont dorés, ornés de saphirs, de rubis et de diamants. Les maisons sont vastes, toutes de marbres et de pierres précieuses." Répondit Malia avec douceur, et Inès remarqua une certaine douleur dans sa voix.

Son accent était plus fort que ce qu'Inès avait d'abord entendu. Mais la jeune française fut agacée par l'orgueil de Malia et en fut froissée. Haussant les épaules, elle continua néanmoins à guider la jeune fille à travers les longs couloirs du château, jusqu'à ce qu'elles arrivent enfin devant la porte du dortoir assigné. Inès l'ouvrit et entra, Malia à sa suite, pour la guider vers un grand lit à baldaquins.

"Vous dormirez ici," dit Inès simplement.

Elle commença à se retirer, mais Malia l'appela.

"Inès?"

La jeune fille s'arrêta net, étonnée que Malia ait retenu son prénom. Elle tourna son visage vers l'étrangère, en haussant un sourcil.

"Oui?

"Merci." Dit-elle de sa voix douce à l'accent enivrant.

Inès sourit et sortit. Malia la regarda partir, et lorsqu'elle eut fermé la porte, elle s'assit sur son lit et découvrit un petit objet qu'elle avait tenu jusque là caché dans les plis de ses nombreux voiles. Jouant avec et le regardant amoureusement et tristement, elle sentit les larmes monter à ses yeux. Elle tenta de les refouler, mais sa gorge était nouée, lui procurant une vive douleur. Incapable de se contenir plus longtemps, elle s'étendit sur le lit et se mit à pleurer.

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