Chapitre 2

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Je sors du rang. Mon mouvement a alerté un Veilleur, qui braque automatiquement son fusil d'assaut sur moi. Comme tous les autres serviteurs du régime camouflés sous un casque et une combinaison noirs, il a pour consigne de tirer à vue sur toute personne potentiellement dangereuse : les insurgés, les traîtres, les fuyards. Peu importe son âge ou son sexe. Je n'ai pas l'intention de lui donner une raison de me prendre pour cible. Je baisse les yeux et lui informe que je dois me rendre aux toilettes. J'attends qu'il m'en donne l'autorisation pour aller me soulager. Je fais ma petite affaire aussi vite que possible et je reprends ma place au milieu des autres robes beiges.

Pas un murmure ne s'échappe de notre groupe désormais réduit avec l'absence de Melissa. Machinalement, je scrute les visages pour vérifier si d'autres manquent à l'appel. Nous sommes beaucoup trop nombreuses pour l'affirmer. Et beaucoup trop semblables. Suivant la Loi de la Présentation Féminine, nous portons toutes des robes beiges et une longue tresse relevée en chignon au-dessus de la tête. Le jour de mon union, mon mari décidera de ma coiffure, parmi les douze validées par notre Dirigeant. Jusque-là, aucun ciseau ne doit les effleurer.

Melissa n'aura pas cette chance.

Melissa était gentille. Souriante. J'ai du mal à imaginer qu'elle ait pu trahir le régime. Mais comme dit mon frère, même en disséquant un cœur on aurait bien du mal à savoir s'il appartenait à quelqu'un de bien ou non.

Je remonte l'immense allée qui sépare en deux le réfectoire. D'un côté les filles, de l'autre les garçons. Pas de mélange. J'imite quelques-unes d'entre elles qui jettent un coup d'œil discret dans l'assemblée masculine. Si les Veilleurs le remarquent, aucun ne juge utile d'intervenir, quelques regards d'adolescentes curieuses n'ont jamais remis en cause tout un système politique.

Parmi ces têtes aux cheveux très courts se trouve peut-être mon futur époux. Les dés ne sont pas encore jetés. Il peut être n'importe qui, la liste des garçons et des hommes célibataires du Deuxième Quartier est automatiquement actualisée à chaque décès ou à chaque exclusion du quartier.

Deux ans. À chaque fois que j'y pense, j'en ai la nausée. Cette vie me paraît tellement loin et tellement proche à la fois.

Je prends le plateau-repas qu'on me tend et j'attends debout à côté de ma chaise que les autres élèves fassent de même. Puis la musique s'élève des haut-parleurs. Un rythme entêtant qui me file la migraine, et dont je connais chaque note par cœur.

Nous chantons tous d'une même voix pour la gloire de notre Dirigeant. Pour le remercier de prendre soin de nous, de nous protéger des dangers et de nous permettre de vivre ensemble en paix et en harmonie derrière les remparts qu'il a érigés de ses propres mains. Nous le remercions pour ses sacrifices et pour les cadeaux qu'il nous offre chaque jour.

Personne ne crie qu'il tue nos familles pour de simples soupçons de complots, que la nourriture octroyée n'est pas suffisante pour la population du Deuxième Quartier et qu'il nous impose ses règles cruelles pour le respect de la Grande Moralité.

Même moi, je ne dis rien. Je ne suis pas stupide. Je ne veux pas mourir comme cette fille l'autre jour, qui a été surprise à embrasser une camarade. Le sang des garants de la Grande Moralité n'a fait qu'un tour dans leur veine. Les deux malheureuses ont été traînées au milieu de la cour et décapitées devant tout le monde.

J'ai compris une chose en seize ans : on s'habitue à tout, même au sang. J'aimerais dire que la mort des élèves me touche, mais c'est faux. Je n'en connais aucun personnellement. Je me contente de survivre. Et pour survivre, je suis prête à tout. Même à ignorer les appels à l'aide de mes camarades, à fermer les yeux et à passer mon chemin.

Ne rien voir, ne rien entendre. C'est plus facile que je ne le pensais et cela m'apporte le seul confort matériel dont je peux espérer dans le Deuxième Quartier.

Quand la musique cesse, le mot d'ordre est donné : nous nous asseyons dans un même élan synchronisé.

Le réfectoire de cette école a beau contenir une centaine d'élèves, on n'entend désormais que le bruit familier des couverts cognant contre les assiettes pendant que nous mangeons tous dans le délai obligatoire. Les Veilleurs veillent à ce que nos emplois du temps soient respectés à la lettre.

Comme chaque jour, j'avale mon déjeuner sans me faire prier : soupe aux pommes de terre et un morceau de pain. Une fois par semaine, nous avons droit à un morceau de lard. Et en cas de captures de rebelles au régime, des desserts nous sont offerts provenant directement du Premier Quartier par camions frigorifiés. La dernière fois que c'est arrivé, notre Dirigeant nous a offert des éclairs au chocolat. Dans ces moments, je refuse de songer à autre chose qu'au goût délicieux des pâtisseries.

Aujourd'hui, je me contente de cette soupe pour le repas du midi.

La chaise à côté de la mienne est vide : Melissa n'y goûtera pas.

Pierre paie le prix fort pour ma nourriture, la moindre des choses c'est de ne pas la bouder à cause d'une fille que je ne connaissais presque pas.

Mon estomac vide ne sauvera pas Melissa.

Et il ne me sauvera pas non plus.

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