Chapitre 10

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Quand j'émerge du sommeil le lendemain matin, la chambre est encore plongée dans le noir. Je n'ai pas la moindre idée de l'heure qu'il est. À l'appartement, Pierre mettait le réveil pour Perronne et ensuite les cloches du beffroi organisaient nos journées.

Justement, au loin, un réveil sonne, puis une porte grince en s'ouvrant.

Un souffle régulier à côté de moi m'apprend que Vivien dort encore. J'ai besoin de fuir ce lit, de m'activer, de penser à autre chose qu'à ce qui s'est passé hier soir. Enfin, plutôt : à ce qui ne s'est pas passé.

Je me lève doucement pour ne pas le réveiller et je file dans la salle de bains. J'entends un bruit de vaisselle dans la cuisine. C'est forcément Pauline. Elle ne va tarder à me secouer les puces pour que je lui prête main-forte. Je dois me dépêcher. Un coup d'œil rapide dans le miroir me confirme que j'ai une sale mine. Mes yeux sont gonflés et mon nez a doublé de volume. Je suis affreuse. Genre vraiment affreuse. En comparaison, Vivien est d'une beauté époustouflante.

Vivien. Son attitude me laisse pensive. Je suis incapable de dire s'il a eu pitié de moi la nuit dernière ou si cela fait partie d'un plan plus cruel. Je le crois capable de tout.

Pauline s'agite entre la table et les placards, les placards et l'évier, l'évier et la gazinière. Elle marque un temps d'arrêt en m'apercevant puis elle reprend ses tâches, sans émettre le moindre commentaire. Je la laisse imaginer ce qu'elle veut, ça m'est bien égal. Je suis juste soulagée qu'elle ne me pose aucune question. Chacune son couple et ses problèmes, ça me va très bien.

Vivien et Nazaire nous rejoignent peu de temps après. Le premier fait comme si je n'étais pas là, quant au deuxième, il est plongé dans ses réflexions. La présence de Nazaire et Vivien m'empêche de relever complètement la tête pour les observer à ma guise. Me lever et m'affairer devant la gazinière est le seul prétexte que je trouve pour le faire en toute discrétion. J'ai déjà remarqué que la présence de nos époux ne semblait nullement décourager Pauline, par contre. Elle se sert avec des gestes élégants, elle reste discrète, mais sa tête reste bien droite. Les rapports qu'elle entretient avec Nazaire sont très différents de ceux de mon frère avec Perronne. Ma belle-sœur est une esclave, Pauline est... je ne sais pas. Je ne trouve pas le mot. Elle anticipe les besoins de son époux rien qu'en l'observant, et il est clair qu'elle aime ça. Elle n'attend pas ses ordres. Je suppose que c'est à cause de l'affection qu'elle lui porte. Vivien peut toujours courir s'il croit que je vais prendre modèle sur elle ! S'il veut quelque chose, il n'a qu'à le demander, il peut bien aller se faire voir !

- C'est du beurre, m'apprend Nazaire, alors que je fixe sans relâche une sorte de gros carré jaune pâle. (Il m'en dépose un peu sur un morceau de pain et me le tend. Vivien mâche le sien tout en fixant la table.) Goûte. (Je le prends avec un remerciement et tête baissée.) Te fais pas de bile, ce n'est pas empoisonné. Si je voulais me débarrasser de toi, je ne gaspillerais pas bêtement de la nourriture. Il y a d'autres moyens pour ça.

Au moins, je mourrai avec du beurre dans le ventre. Me voilà comblée.

Je sens le poids du regard de Nazaire et Pauline. Je n'ai pas envie d'avoir l'air d'une pauvre ignorante apeurée, alors je prends sur moi et je goûte du bout des dents.

Ce n'est pas mauvais. Je dois même dire que... c'est très bon. Nazaire me tend une tartine, que je ne refuse pas. Le beurre qui fond sur ma langue me fait presque oublier l'ambiance pesante. Je savoure chaque bouchée sans en laisser une seule miette. Vivien ne fait aucun commentaire sur la nuit passée. Il ne m'adresse pas la parole et ne m'accorde aucun regard. Apparemment, il a pris le parti de m'ignorer. Je ne vais certainement pas m'en plaindre.

Quand l'heure est venue pour eux de quitter la maison, Pauline me confie un caddie et un porte-monnaie. Puis, elle me fait réciter par cœur la liste des courses. Elle vérifie mes connaissances des prix du marché et si je sais reconnaître la valeur de chaque pièce. Je suis une brillante élève. Je n'ai pas l'instruction des garçons mais, quand j'étais petite, Pierre m'a appris à compter jusqu'à cinquante avec des cailloux. J'étais très jeune, mais tellement avide d'apprendre que je me suis répétée les chiffres jusqu'à ce que je n'aie plus une seule hésitation. Mon frère pense certainement que j'ai tout oublié aujourd'hui. Pour lui, je n'ai dû retenir que le tableau scolaire indiquant la taille et le nombre de pièces correspondant à chaque légume, fruit ou viande...

- Dans le porte-monnaie, tu trouveras de l'argent pour l'autobus et les courses. Tu as juste le nécessaire. L'arrêt se trouve à l'entrée du village. Si tu as des questions sur l'organisation de la maison, c'est à moi que tu les poses, ne dérange pas Nazaire et Vivien pour rien.

J'ai bien compris, inutile de me le rappeler. Tu es la première femme de la maison. Qu'elle se rassure, je n'ai pas l'intention de lui créer des problèmes ou de chercher à la supplanter. Autre chose à attirer mon attention.

- L'autobus ? je demande, surprise.

Il n'y a donc pas de marché dans le village ?

- Ce n'est pas parce que nos maris sont des agriculteurs que nous avons des passe-droits. La nourriture produite dans nos champs est strictement surveillée, tout comme le bétail.

Alors que je suis sur le point de franchir la porte, elle me rattrape par le poignet. Ses doigts sont comme des serres.

- Ne sois pas en retard.

J'opine du chef.

L'air glacial du dehors me fait le plus grand bien. Dans la maison, j'étouffe. Heureusement que Pauline ne m'accompagne pas, j'ai besoin d'être seule.

J'aperçois l'autobus au loin par-dessus la barrière de pierres. Je me dépêche de rejoindre l'arrêt réservé aux femmes. Plusieurs villageoises y sont déjà rassemblées avec des paniers ou des cadis, accompagnées d'enfants trop jeunes pour aller à l'école. Comme hier, elles m'observent. Certaines plus discrètement que d'autres. J'essaye de sourire mais le résultat ne doit pas être fameux car elles se détournent toutes avec autant de mépris que de méfiance. Quelle bande de pestes !

Je remarque que l'une d'elles à mon âge. Si je veux prouver à ma nouvelle famille - ou au village - que je ne suis pas un danger, il va falloir que je fasse des efforts en matière de sociabilité. Melissa était souriante, douce, gentille, toujours à l'écoute. Et elle est morte. Je vais devoir trouver un juste milieu entre le « m'approchez pas » et « je suis gentille et inoffensive ».

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Coucou tout le monde !

Le chapitre 10 était trop long pour le format Wattpad (plus de 2300 mots). La lecture sur mobile en est presque indigeste, je le reconnais moi-même. Donc je l'ai coupé en deux. Évidemment, je publie les deux parties en même temps, cela va de soit. ^^

A la demande de certains lecteurs, je ferai de même par la suite.

Je vous souhaite donc une bonne lecture des chapitres 10 et 11.

Des bisous.








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