HARMONIA - Tome 1 : HERITAGE (Disponible en ebook et abonnement KINDLE)

Chapitre 5

Une fourgonnette noire nous attend en bas de l'immeuble. Sitôt qu'il m'aperçoit, le Veilleur posté devant la portière arrière s'écarte pour me laisser passer. Je me glisse sur la banquette et j'attends, les mains croisées sur mes cuisses, le dos bien droit et la tête baissée. Pierre s'installe près de moi, pendant que le Veilleur dépose ma valise dans le coffre. Ses longs doigts se pressent sur les miens et je dois encore lutter de toutes mes forces pour ne pas me dégager et me coller contre la vitre. Si je n'aimais pas autant mon frère, je le détesterais pour ce qu'il m'a fait.

— Profites-en, Mélanie, ce n'est pas tous les jours que tu monteras dans un véhicule comme celui-ci, me murmure-t-il avec un sourire. Tu te souviens quand tu étais petite ? Tu me répétais sans arrêt que tu voulais voir ce qu'il y avait dedans.

J'étais jeune et pas très futée. Si j'avais su à l'époque que les énormes véhicules noirs servaient à emmener de force des filles loin de leurs familles, j'aurais réagi autrement.

Pierre a un dernier regard vers l'immeuble lorsque le moteur démarre.

— Perronne t'aime beaucoup. Tu vas lui manquer.

Je me retiens de rire. Cette garce m'aime tellement qu'elle n'a pas bougé le petit doigt pour me faire ses adieux. Je ferais bien d'en prendre de la graine. Si j'arrive moi aussi à manipuler mon époux sans qu'il s'en aperçoive, ma vie sera peut-être plus supportable. 

— Tu vas me manquer à moi aussi, ajoute-t-il si bas que j'aurais pu ne pas l'entendre.

Nos regards se croisent et s'accrochent. Ses doigts s'entremêlent aux miens. Cette fois, je ne veux pas fuir. J'ai l'impression d'être revenue des années en arrière, quand mon frère me soutenait qu'on allait s'en sortir. Que nous étions capables de tout surmonter ensemble. Il mentait. Je crois qu'au fond je le savais, mais j'avais besoin de le croire. La présence trop proche des Veilleurs m'empêche de parler. Si nous avions été seuls, je suis sûre qu'il ne m'en aurait pas voulu de transgresser une règle pour lui avouer que lui aussi allait me manquer terriblement. Il n'est pas parfait. Même s'il s'est fait embobiner par sa femme et que je suis toujours en colère contre lui, j'aime toujours cet idiot.

Il tente un énième sourire pour me rassurer. Pas très convaincant. Il doit s'en douter car il finit par se tourner vers sa fenêtre en s'écartant.

Je maudis le jour où Perronne a débarqué dans nos vies. Si je pouvais tout effacer et revenir en arrière, je me glisserais dans la peau de cette petite fille sage et tranquille que Pierre m'ordonnait d'être. Je l'attendrais sans bruit à l'appartement, je ne sortirais pas un orteil. Mais il est trop tard pour avoir des regrets.

Il y a un silence de mort dans le véhicule. Les Veilleurs sont concentrés sur la route. Bien sûr. Ils ne redoutent aucune attaque de notre part. Après tout, ils escortent juste une pauvre fille qui va s'unir et son frère qui rentrera chez lui une fois l'affaire conclue. Il y a pire comme profils de dangereux criminels.

À travers la vitre, les rues défilent les unes après les autres. Au début, tout m'est familier : les vieux immeubles, les boutiques et les zones fermées par des barrières cadenassées. Il y en a beaucoup dans le quartier sud. Je n'ai jamais su ce qui se cachait derrière, les barrières sont trop hautes pour espérer s'y percher et voir par-dessus, et dès qu'il y a la moindre brèche, elles sont aussitôt rebouchées. L'année dernière, il y a eu des explosions dans deux d'entre elles.

Nous dépassons l'école. Madame Bartholomé a dû annoncer la nouvelle de mon union à toutes mes camarades. Comme la procédure l'exige, j'ai eu mon petit moment de gloire : même si j'étais absente, elles m'ont félicitée et applaudie. Elles ont également récité tous les encouragements d'usage pour que je me souvienne chaque jour de mon rôle et surtout de la place qui est la mienne. Et dire qu'elles sont heureuses pour moi ! C'est tellement... grotesque.