Chapitre 11

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Je me glisse vers ma proie, l'air de rien, et je tente un nouveau sourire qui veut lui signifier « T'inquiète pas. Si tu dois mourir, ce ne sera pas à cause de moi ». Elle hésite et sitôt qu'elle fait mine d'ouvrir la bouche, une femme la tire sauvagement vers elle en lui décochant un regard mauvais. Le message est clair.

Quand l'autobus arrive, aucune ne me laisse passer. Pire, elles me bousculent et me poussent sur le côté pour que je sois la dernière à monter. Je me retrouve debout, collée contre une vitre tout au fond du véhicule. Seule.

Ma présence rend tout le monde mal à l'aise. Quitte à m'ignorer, je préférerais qu'elle fasse comme si je n'étais pas là, plutôt que de me faire sentir que je les empêche de se parler.

Le paysage défile sous mes yeux émerveillés. La neige a tout recouvert. Je colle mon nez à la vitre glacée quand j'aperçois un lapin sauter pour se réfugier dans des fourrées. Je n'en ai vu que sur le marché et ils étaient morts et dépecés. La campagne est vraiment un autre monde. Les animaux sont vivants et vivent en liberté ici. En ville, voilà quelques années qu'il n'y a plus le moindre animal. Ils ont tous été traqués jusqu'aux derniers et dévorés lors d'un hiver particulièrement difficile.

Soudain, le décor prend un air familier. Je reconnais les immeubles et surtout le grand marché en approche où j'ai accompagné Perronne pendant une année avant qu'on ne m'envoie à l'école. Les camions noirs des Veilleurs sont là. Des dizaines de camions. Le lieu est étroitement surveillé. Comme chaque matin, sur le grand marché, c'est l'inspection. Les Veilleurs circulent dans les petites allées pour vérifier l'origine des marchandises et leurs quantités.

Inutile de penser à remplir les placards et le frigidaire pour la semaine, personne ne sait si sa famille sera au grand complet le soir-même. Depuis bien longtemps maintenant, le Deuxième Quartier vit au jour le jour.

— Cinq pommes de terre, s'il vous plaît.

Cette voix... !

Perronne est penchée au-dessus d'une caisse de pommes de terre. Entourée d'un groupe de femmes. Mes anciennes voisines. Son sourire me choque. Il n'est pas comme d'habitude. Pour la première fois, il atteint ses yeux. Dès qu'elle tourne les talons, je fonds dans la foule pour la rattraper.

— Perronne !

Elle se fige. Lorsqu'elle me reconnaît son expression se ferme d'un seul coup. Elle fait signe à ses amies de partir devant. Je n'ai jamais été proche d'elle, mais je suis à deux doigts de me jeter à son cou. Rien que pour m'imprégner à nouveau de l'odeur de l'appartement, d'Emma. De mon frère.

— Emma n'est pas avec toi ? je lui demande en cherchant ma nièce des yeux.

— J'ai plein de choses à faire, qu'est-ce que tu veux ?

Sa voix est cassante. Elle jette un coup d'œil vers son groupe d'amies, qui l'attend un peu plus loin. Elles discutent à voix basse. De moi. Je le sens jusqu'au fond de mes tripes. Elles m'observent comme si j'étais à l'origine de tous leurs problèmes. Je ne les connais pas, je ne les ai même jamais vues.

Perronne soupire d'impatience.

— Est-ce que mon frère va bien ?

— Que ce soit clair, Mélanie, occupes-toi de ton mari et je m'occupe du mien. Ce n'est pas parce que tu es une femme unie maintenant qu'on doit faire comme si on s'apprécie. (Elle baisse les yeux vers mon caddie. Ses sourcils se froncent.) Il paraît que tu vas manger à ta faim maintenant. Décidément... Les malheurs sont toujours pour les autres. (Son expression se fait encore plus dure.) À partir de maintenant, on ne se connaît plus. Ne me parle pas. Ne t'approche pas de moi où je ferai en sorte que les Veilleurs s'intéressent à ton cas. Est-ce que c'est clair ?

Elle tourne les talons et je mets un temps pour essayer de comprendre ce qui vient de se passer. Je la rattrape et la force à s'arrêter.

— Perronne, attends !

— Lâche-moi ! (Elle se libère d'un mouvement brusque d'épaule.) Je ne veux rien avoir affaire avec une gamine dans ton genre ! Tu crois que je n'ai pas eu assez de problèmes à cause de toi ?

Je ne l'ai jamais vue en colère. Je suis tellement surprise que je ne sais pas vraiment comment réagir.

— M'enfin de quoi tu parles ?

— Ne fais pas l'innocente. (Elle vérifie autour d'elle qu'aucun Veilleur ne s'intéresse à nous.) Vis ta vie, Mélanie, et laisse-moi tranquille. Je ne suis pas comme toi ! Je fais ce qu'on me dit de faire et c'est ma façon de survivre. Je me moque que tu arrives ou non à le comprendre ! Je ne veux pas que tu me mêles à quoi que ce soit. Reste en dehors de nos vies ! Si tu as un coeur, fais-le pour ta nièce. Et oublie-nous.

Avant que j'aie eu le temps de lui poser plus de questions, elle disparaît dans la foule.

Un raclement de gorge me rappelle que je ne suis pas seule.

— Vous avez besoin de quelque chose ? me demande la vendeuse de l'étalage.

— Je... Oui.

Machinalement, je lui répète mot pour mot la liste des courses. Je retire de la monnaie le prix du ticket de bus et je tends le reste. Les mots de Perronne tournent en boucle dans ma tête.

— Il en manque, madame.

— Quoi ? Non, il doit y avoir une erreur.

— Je ne fais jamais d'erreur, madame.

Elle se sert dans mon porte-monnaie ouvert. Je n'ai plus une seule pièce. C'est pas vrai ! J'ai dû me tromper quelque part. Je revérifie rapidement mon caddie. Non, j'ai tous les aliments demandés. Mais qu'est-ce que... ? Pauline ! Qu'est-ce qu'elle essaye de faire ? Toutes les femmes mariées connaissent par cœur le prix des choses, c'est une question de survie, elle n'a pas pu se tromper. Perronne ne se serait jamais trompée.

Le trajet à pied me rebute. Non seulement, je suis chargée, mais en plus, j'en ai pour des heures à rentrer ! Je ne suis même pas certaine de reconnaître le chemin. Sans compter que je ne peux pas me balader comme ça en plein centre-ville sous le nez de tous les Veilleurs. Si Pauline cherche à se débarrasser de moi, elle ne pouvait pas mieux faire. J'ai autant de chance de me perdre que de finir embarquer par les Veilleurs. Ou de mourir de froid.

Je ne lui ferai pas ce plaisir.

Je serre les dents et je passe devant l'arrêt d'autobus.

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