chapitre 14

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Un pli contrarié barre son front.

— Ce que n'importe quel grand-frère aurait fait. Et je recommencerai s'il le fallait. Parce que je t'aime. Parce que je ne veux pas te voir souffrir. Rien d'autre ne compte pour moi.

Je me rappelle tout d'un coup ces nuits où les Veilleurs débarquaient en masse dans les immeubles, les exécutions publiques, les punitions. Les larmes. Les paroles de réconfort de mon frère qui m'assurait qu'il serait toujours auprès de moi, qu'il me protégeait et que rien ne m'arriverait. Je le croyais parce que nous nous en sortions toujours malgré les épreuves. Maintenant, je sais. Les Veilleurs nous laissaient tranquilles parce que Pierre leur livrait des traîtres en échange !

Alors l'appartement... C'était leur cadeau.

J'ai grandi sous leur protection.

Des spasmes me secouent. Mon estomac se tord violemment. Pierre a juste le temps de reculer avant que je ne vomisse sur ses bottes. Je ne peux plus refouler mes larmes. Je revois les visages de mes voisins disparus brutalement. Est-ce que mon frère était derrière tout ça ?

Mes camarades de classe...

Melissa...

— Mélanie, aujourd'hui, il est temps que tu m'aides, toi aussi.

— Que... que je t'aide ? je bafouille, horrifiée.

Pierre a un ricanement moqueur.

— Nous sommes des traîtres. Moi. Nos parents. Nos grands-parents. Nos arrière-grands-parents... C'est comme ça que nous survivons depuis toujours.

C'est un cauchemar. C'est forcément impossible ! Nous n'aurions pas autant souffert si les Veilleurs étaient de notre côté ! À moins que... ce n'était qu'une façon d'attirer la sympathie et les confessions des gens. De repousser leur méfiance. Une stratégie qui a bien failli nous coûter la vie plus d'une fois.

Non, c'est grotesque, ça n'a pas de sens !

Je me relève et je titube contre un mur, où je m'écroule.

— Tu étais trop jeune pour comprendre, poursuit Pierre. Je t'ai menti à propos de nos parents. Je ne pouvais pas prendre le risque que tu le racontes à n'importe qui. Et puis... il valait mieux que tu n'apprennes rien. (Il prend place contre le mur en prenant soin de garder une certaine distance.) Que tu me crois ou non, je ne le fais pas de gaieté de cœur. Déteste-moi si tu veux, mais je ne peux pas regretter d'avoir tout fait pour te protéger.

Je ne peux pas parler. Si j'ouvre la bouche, je vais crier.

— Papa et maman ont fait pareil. Pour nous. Quand tu auras une famille à charge, peut-être que tu comprendras mieux mes raisons.

Il marque un silence pendant qu'il allonge ses jambes devant lui.

— Les langues se délient plus facilement quand les hommes ne sont pas là... Maman récoltait les informations et les transmettait aux Veilleurs. Papa changeait beaucoup de travail. Il était gentil, tout le monde l'aimait bien, il paraissait tellement... Inoffensif.

Il a un petit rire désabusé.

— Ils sont morts parce qu'ils n'ont pas été malins. Ils se sont faits piégés. Mais nous, nous sommes plus forts et plus intelligents qu'eux ! Si nous donnons à cet homme ce qu'il veut, il m'a promis de nous transférer dans le Premier Quartier. Toi, moi et Emma. Nous pourrons nous y installer, avoir notre logement, du chauffage, de la nourriture. J'aurai même un travail ! Tu te rends compte ? Si ça se trouve nous aurons également une voiture rien que pour nous ! (Il rigole. Son rire est forcé.) J'apprendrai à conduire, tu auras tout ce que tu ne pouvais pas avoir ici. Là-bas, tout sera différent. Nous aurons une autre identité. Nous pourrons tirer un trait sur tout ça et tout oublier.

Il marque un silence avant d'ajouter :

— Nous pourrons tout recommencer à zéro.

Lui. Moi. Et Emma...

Je ferme les yeux.

Je n'ai rien compris. Je ne suis qu'une idiote. Une pauvre abrutie ! Je me donnerais des claques.

— Et Perronne ? Tu l'abandonnes ? Tu n'as plus besoin d'elle alors tu la jettes ?

Il a un soupir presque agacé. Les masques sont tombés. Les secrets ont été dévoilés. Plus de faux semblant entre nous.

— Depuis quand tu t'intéresses à son sort ?

Il a raison. 

Je n'étais qu'une sale petite peste. Pas étonnant qu'elle me déteste et que mon départ ne lui ai fait ni chaud ni froid. Elle a essayé d'être une mère de substitution attentive et attentionnée, mais je l'ai repoussée. De trop nombreuses fois pour qu'elle ait eu envie de s'accrocher. Elle a fini par me tourner le dos et m'ignorer. Et aujourd'hui, elle ne veut plus rien avoir affaire avec moi.

Je ne savais pas.

Perronne t'aimait bien.

— Est-ce qu'elle sait... ce que tu fais ?

— Non, mais je pense qu'elle a des soupçons. Ne t'inquiète pas, je vais m'occuper d'elle, elle ne représentera aucun danger pour nous.

Pierre est étrangement calme. Un frisson me parcourt l'échine. Son visage n'exprime rien d'autre qu'une détermination à toute épreuve.
Pour la première fois de ma vie, il me fait peur.

— Qu'est-ce que... Qu'est-ce que tu vas lui faire ?

— Ne t'occupe pas de ça. C'est mon problème. Occupe-toi du tien. Il faut absolument que tu trouves des preuves ou des informations pour les faire tomber. N'importe quoi. Ouvre l'œil, écoute ce qu'ils se disent. Je suppose que ton arrivée n'a pas dû les enchanter.

Mon silence parle de lui-même.

— Je ne sais pas ce que ce Nazaire dissimule, mais vu les précautions qu'il prend et l'acharnement d'Aubry, il y a fort à parier que c'est un très gros poisson.

Il adosse sa tête contre le mur.

— Si tu fais ce qu'on te demande, Emma pourra grandir dans un monde où elle ne connaîtra pas la faim. Elle n'aura aucun souvenir d'ici. On pourra tout oublier. Tu l'aimes, toi aussi, je suis sûr que tu ne veux pas qu'elle connaisse les mêmes souffrances que nous. Tu as la possibilité de lui offrir un plus bel avenir.

Je n'arrive pas à prononcer un seul mot. J'aimerais juste disparaître.

— Déteste-moi si tu veux. Mais si je n'avais pas pris cette décision, nous serions morts tous les deux. Aujourd'hui, c'est à toi de choisir. Tu as ma vie et celle d'Emma entre tes mains. D'une façon ou d'une autre si, dans deux jours, on n'a rien de solide à donner à cet homme, on va devoir rendre des comptes. Au Deuxième Quartier ou aux Veilleurs. Autant te dire qu'on est morts tous les deux.

Je le déteste.

Je me déteste.

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Coucou les amis ! 

N'hésitez pas à me dire ce que vous pensez de ce chapitre (coupé en 13 et 14) du fait de la longueur. 

Des bisous. 

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