Chapitre 8

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Pauline s'affaire à éplucher des légumes au-dessus de l'évier. Elle me tend un tablier, puis un couteau. Les présentations sont inutiles, elle sait qui je suis et la raison pour laquelle je suis là. Nos échanges sont peu nombreux et tournent uniquement autour de la préparation du repas. Je sais faire la cuisine, j'ai juste besoin de connaître la place qu'elle me réserve dans l'organisation des tâches ménagères.

Elle dresse la table pour quatre personnes. Donc, il n'y a pas d'enfant ici. Je ne sais pas si c'est par choix ou si c'est parce qu'ils n'y arrivent pas, mais c'est une bonne chose. Quand je vois les gens mourir de faim autour de moi, je ne comprends même pas l'idée qu'on puisse imposer cette vie à quelqu'un. C'est égoïste et cruel. Je ne veux pas d'enfant et je ferai tout ce qu'il faut pour ne pas en avoir.

Pauline est beaucoup plus âgée que Perronne. Environ la quarantaine, comme son époux. Brune, les cheveux courts, une frange coupée au milieu du front, des seins ronds, des traits plutôt agréables à regarder, un corps qui n'a jamais souffert de privations. Y'a pas à dire, c'est une très jolie femme. Moi aussi j'aurais pu être mignonne si j'avais grandi ici entourée de ma famille, avec le soleil et assez de nourriture pour me remplir le ventre. Mon corps se serait musclé à courir à travers champs ou à jouer dehors comme les autres petits que j'aperçois par la fenêtre du salon. En ville, les enfants ne doivent pas circuler dans les rues, ils sont enfermés toute la journée dans des appartements humides.

Emma ne connaîtra pas ça. 

Je les déteste.

— L'école n'a lieu que le matin ici, m'apprend Pauline qui a surpris mon regard. Nos garçons grandissent dans le seul but de nourrir le Deuxième Quartier, alors les Veilleurs ferment les yeux. C'est une façon comme une autre de les garder motiver. Leurs rondes sont régulières, mais ils les laissent tranquilles.

Mais bien sûr ! Elle ne me fera pas croire qu'il n'y a pas quelques pots-de-vin derrière tout ça. Aucun Veilleur n'est aussi généreux. Elle me prend clairement pour une petite idiote facile à berner. J'acquiesce néanmoins pour la forme.

— Ils apprennent à s'occuper des bêtes, à conduire, à réparer des machines. Ils travaillent presque autant que nos hommes et sans se plaindre. Ils sont encore très jeunes, pourtant on leur en demande déjà tellement... Leur vie n'est pas facile.

Je me contiens pour ne pas éclater de rire. Elle n'a pas la moindre idée de ce qu'est une vie "pas facile" tant qu'elle n'a pas eu à fouiller des poubelles pour espérer trouver des miettes de repas à se mettre sous la dent. Je ne les plains pas. Emma ne saura jamais ce que c'est que de faire ces bonhommes bizarres avec la neige. Emma ne rigolera jamais comme ces enfants. Emma est enfermée toute la journée dans un logement froid et, plus tard, elle apprendra vite ce que c'est que d'espérer avoir autre chose que quelques tranches de légumes dans de l'eau.

Je souris. 

Je les déteste. 

Vivien nous rejoint peu de temps après, son oncle dans son sillage. Nazaire allume la radio et une musique s'élève. Un chant à la gloire de notre Dirigeant. Personne ne dit rien. Dès que la musique s'achève, nous prenons place autour de la soupe. Ce n'est pas une tranche de pomme de terre qui flotte dans l'eau, mais différents légumes. Des navets, des carottes, du poireau. Et de la viande ! Un beau morceau de viande qui me ferait quatre repas en temps ordinaire. 

Pas question de gâcher. Rien ne m'empêche de les haïr en profitant de ce festin.

Nazaire coupe une tranche de pain chaud pour chacun d'entre nous, et je me place à côté de Pauline, en face de Monsieur Grincheux. Le pain sent bon. Il me réchauffe les mains et je pense à Pierre, à nos maigres repas. Je m'en veux d'avoir pensé du mal de lui pendant même un instant. Je voudrais tant qu'il en profite lui aussi. Du pain, il n'y en a eu qu'une seule fois à l'appartement. En rentrant du travail, mon frère avait récupéré une miche dans une poubelle. Elle était dure comme de la pierre et à moitié couverte de moisi. Il en fallait plus pour nous décourager ou nous dégoûter. Un couteau pour gratter, de l'eau pour le ramollir et nous avions fait de cette bouillie un véritable festin. C'était avant Perronne et Emma.

Je les déteste. Je les déteste.

J'imite les gestes de la maîtresse de maison et je reste la plus silencieuse possible.

Pierre aurait adoré ce déjeuner.

Il me manque. Emma me manque.

On n'entend que le bruit de la vaisselle. Ma présence a perturbé leurs habitudes. Nazaire prononce la bénédiction du repas et nous remercions tous notre Dirigeant.

Je sens des regards appuyés, je ne relève pas mon nez de mon assiette. Je savoure ma soupe, cuillère après cuillère, avec la délicatesse et l'éducation d'une bonne épouse. Puis Pauline débarrasse Nazaire tandis que je m'occupe de la vaisselle de Monsieur Grincheux. Fixe-moi autant que tu veux, tu ne te débarrasseras pas de moi aussi facilement. Dans ses yeux, toute agressivité a disparu. Il réfléchit. Il s'interroge. Il n'arrive pas à savoir si je représente un danger ou pas pour sa famille. J'esquisse un sourire, qui le surprend et le renfrogne. Nazaire et Pauline échange un regard, bref, mais qui en dit long. Tous deux se méfient de moi. C'est de bonne guerre.

Nazaire ne veut pas traîner car le soleil se couche tôt. Certaines barrières de pâturages doivent être réparées avant l'arrivée du printemps. Vivien lui emboîte le pas.

Pauline me débarrasse et me propose d'aller me reposer dans ma chambre. C'est un ordre, formulé avec un sourire aimable mais cela reste un ordre. Je ne peux pas refuser. Au fond, je lui en suis même reconnaissante. Toutes ces émotions m'ont épuisée.

L'armoire contient plusieurs tenues complètes de rechange. Uniquement pour Vivien. Des pantalons, des chemises, des sous-vêtements, des chaussettes... Je n'arrive pas à refouler mon dégoût et ma colère. Il est clair que cette famille ignore la douleur d'un ventre affamé comme celle des pieds serrés dans des chaussures trop petites.

Je m'écroule sur le lit. Il est confortable. Ça change du mien qui grinçait à chacun de mes mouvements. Le matelas s'est affaissé en son centre, à l'endroit où dort Vivien. Un frisson glacial me traverse. Je suis sa femme à présent, il a tous les droits sur moi. Tous les droits comme... Je me recroqueville sur moi-même. À l'école, Madame Bartholomé nous a parlé brièvement de ce qui se passait dans un couple une fois la porte de la chambre refermée. Elle a été claire sur ce point : les relations sexuelles servent uniquement à enfanter. Mais Vivien ne serait pas le premier époux à profiter de la situation.

Je me demande si ça fait mal. Je m'enroule dans la couverture sans parvenir à me réchauffer. Je suis incapable d'y penser sans avoir l'envie de fuir à toutes jambes. Je dois penser à Pierre et à Emma. Je dois être forte.

Je m'efforce de faire le vide dans mon esprit. Je ferme les yeux et mes paupières se font de plus en plus lourdes. Le sommeil m'emporte en un clin d'œil.

Le noir m'entoure. Je ne les vois pas, mais je sens les cordes qui me maintiennent au sol. Je ne peux plus bouger. J'ai beau crier, aucun son ne sort de ma bouche.

— Elle n'a rien fait de mal !

C'est la voix de Pierre. Il fait trop sombre pour que je l'aperçoive. J'aimerais l'appeler, lui dire que je suis attachée, que les liens me lacèrent les poignets, que ma gorge me fait mal, mais aucun son ne franchit mes lèvres.

— Si elle reste chez nous, elle nous fera tous tués ! s'insurge à présent Nazaire quelque part sur ma gauche. Elle doit mourir !

— Elle obéira aux ordres. Elle vous écoutera ! supplie la voix de Pierre.

— Cette fille est une plaie, crache Vivien. Je l'ai su dès que je l'ai vue. On doit s'en débarrasser.

La lumière surgit de nulle part, elle englobe tout et je peux enfin les voir. Ils sont immobiles, Pierre d'un côté, Vivien et son oncle de l'autre. Ils se tiennent en joue. Mon frère n'a aucune chance face à deux adversaires. Je dois me libérer, mais plus je me débats plus les liens pénètrent ma chair. La douleur est telle que les larmes coulent sur mes joues.

Un coup de feu éclate. Pierre chute de tout son long, une balle en pleine tête.

— Tu savais comment tout ça allait se terminer, Mélanie.

Perronne rigole derrière moi. Quand je trouve la force de me tourner vers elle, ses yeux remplis de folie me défient de faire le moindre geste vers elle. Son visage est couvert de sang.

Elle pointe l'arme sur moi.

Et tire.

Je hurle.

Une main me secoue brutalement. Je me réveille en sursaut.

HARMONIA - Tome 1 : HERITAGE  (Disponible en ebook et abonnement KINDLE)Where stories live. Discover now