Chapitre 24

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Mon propre cri ne franchit pas mes lèvres : des lamentations et des pleurs nous ont accueillis dès qu'Ombeline et moi avons passé le seuil de l'entrée. Dans la cuisine, une femme termine de nettoyer, à l'eau claire, des aiguilles à tricoter au-dessus d'un évier, tandis qu'une autre lui crie des reproches, des accusations et des menaces. Je ne vois rien plus, on m'entraîne de force vers une chambre.  

Une villageoise d'une vingtaine d'années est allongée sur un lit souillé de sang. Je me croyais maigre, mais j'ai trouvé pire que moi. Entre nous deux, c'est plutôt elle la morte-vivante. A son chevet, quatre autres la maintiennent en place, pendant qu'une troisième se tient à l'écart, effondrée et en pleurs. De toute part, on m'interpelle, on me presse d'intervenir pour apporter mon aide. Même Ombeline s'y met. Après tout, selon toutes, je suis "extraordinaire" et protégée par je-sais-qui. Elle veut que je touche cette fille, que je lui transmette mon don, que je la rassure en lui affirmant que tout ira bien. Sauf que c'est pas le cas. Quand je vois tout ce sang et la fièvre qui la fait délirer, il est certain que c'est plutôt d'un médecin dont elle a besoin. Et encore. Pour moi, elle est déjà morte. Je suis la seule à le penser car on me tire brutalement un bras pour que j'effleure le corps malade. Un cri de douleur m'échappe quand on me presse ma main blessée. J'essaye de me libérer, mais les deux femmes m'agrippent pour m'empêcher de reculer.

— MÉLANIE !

Pauline ne met pas longtemps pour nous rejoindre et comprendre, tout comme moi, ce qui vient de se dérouler dans cette pièce. Elle parvient non sans mal à me libérer de mes ravisseuses, en tentant de leur expliquer à plusieurs reprises que je n'ai aucun pouvoir extraordinaire. Une dispute éclate. Les autres sont persuadées qu'elle ment. Elles l'accusent de vouloir garder mes pouvoirs uniquement pour elle et les siens. D'autres accusations suivent. Comment Nazaire a-t-il fait pour m'avoir ? Qu'est-ce que sa famille a de plus que les leurs ? Les inquiétudes de ce dernier étaient justifiés : Vivien m'a peut-être sauvée d'une nouvelle pendaison, mais je ne suis pas sortie des problèmes pour autant depuis ce mensonge. Désormais, tout le monde semble persuadé que je suis la solution à tous leurs ennuis.

Pauline parvient avec beaucoup de difficultés à nous pousser hors de la pièce en ordonnant à Ombeline de me ramener à la maison aussi vite que possible, et de ne surtout pas me laisser seule. Puis, elle ferme la porte pour empêcher quiconque de nous suivre.

Des cris de colère éclatent derrière la porte. Ombeline préfère battre en retraite et je suis du même avis. Nous nous pressons de rentrer et de verrouiller derrière nous. Si je suis inquiète, ma nouvelle-meilleure-amie est carrément angoissée. Elle ne s'est jamais retrouvée dans une situation d'opposition avec les villageoises. Elle ne tient pas en place. Contre mon avis, elle décide de préparer le déjeuner, de me soigner, de ranger la maison et de dépoussiérer deux fois les meubles. Je songe à la renvoyer chez elle quand la pensée soudaine de me retrouver toute seule me pousse à me taire. Je cède quand elle me demande la permission de me brosser les cheveux. Au moins, cette activité l'apaise un peu et me permet de réfléchir.

Quand Pauline revient, elle est épuisée et toujours fâchée. Elle congédie Ombeline, après avoir consenti à lui donner des nouvelles de la malheureuse. Il y a très peu de chance pour que celle-ci s'en sorte au vu des dégâts occasionnés par la tricoteuse. Elle ne cache pas son écœurement  en ouvrant un placard, qu'elle referme en jurant et en claquant si fort la porte que j'en sursaute. Je ne l'ai jamais vue dans cet état. Je suis trop stupéfaite pour oser prononcer un mot ou lui rappeler ma présence. La Pauline si sûre d'elle n'est plus qu'une boule de nerfs à deux doigts d'exploser quand enfin elle se tourne vers moi.

— Si tu tiens à ta vie, je te conseille de garder pour toi ce que tu as vu là-bas. C'est compris ? (J'acquiesce. Elle ne me croit pas pour autant au vu de son expression contrariée.) Si le gouvernement ne condamnait pas l'avortement, cette pauvre femme n'aurait pas eu recours à une tricoteuse. Elle était désespérée, mais ce n'est pas une criminelle, tu m'entends ? Marcelle a déjà six enfants. Un septième aurait condamné tout son foyer. Sans compter qu'elle tient à peine debout... Elle n'a pas pris cette décision à la légère. Si tu as autant d'enfants qu'elle plus tard, tu comprendras. 

HARMONIA - Tome 1 : HERITAGE  (Disponible en ebook et abonnement KINDLE)Where stories live. Discover now