Chapitre 3

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L'école se termine en fin d'après-midi. Je rejoins en silence mes camarades dans la cour et je me glisse dans le troisième groupe en partance pour le sud du Deuxième Quartier. Des bus réservés uniquement aux femmes nous attendent en dehors de l'enceinte des bâtiments. Je patiente jusqu'à l'annonce de l'ouverture des portes et je suis les autres, en file indienne, sous la surveillance accrue des Veilleurs.

J'ai entendu dire que les routes sont pavées dans le Premier Quartier. Ici, elles sont faites de terre, et les trous rebouchés comme on peut. Les véhicules ne sont autorisés que dans le Premier Quartier, là où le pétrole et autres matières premières débordent, paraît-il. Ici, pour se déplacer, nous devons nous contenter des vélos, de nos pieds ou des transports en commun, après l'achat d'un passeport mensuel. Autant dire qu'on nous inculque depuis notre plus jeune âge à respecter nos affaires et à ne pas râper nos chaussures ou à casser notre vélo.

Le bus s'arrête non loin de chez moi et je dois bousculer tout le monde pour qu'on me laisse avancer jusqu'à la porte. Je ne prends pas la peine de descendre les marches, je saute pour me redresser devant l'un des nombreux portraits de notre Dirigeant affichés dans les rues.

Cet homme est le seul autorisé à porter les cheveux longs détachés – noirs, presque corbeau – et il les porte très longs. Jusqu'aux talons. Il a un front haut et large, un visage ovale, des pommettes hautes et une aura qui m'a toujours fiché la chair de poule. Comme à chaque fois que je me retrouve devant l'un de ses portraits, je m'incline avec respect, au cas où un Veilleur traînerait dans les parages. On ne sait jamais, je ne veux pas qu'on m'accuse de trahison.

Le vent d'hiver est glacial. Je souffle sur mes mains pour les réchauffer, puis je remonte mon écharpe sur mon nez. Je ne peux pas me permettre de tomber malade. Nous n'avons pas assez d'argent pour le gaspiller chez un médecin ou dans des médicaments. Avant la grossesse de Perronne, l'appartement était chauffé tous les deux jours pour économiser quelques pièces et privilégier nos ventres affamés, maintenant, avec l'arrivée d'Emma, c'est juste inenvisageable. Je préfère me priver de nourriture plutôt que de l'abandonner toute la journée dans un logement humide et glacial. À son âge, c'est la mort assurée.

La pensée de retrouver bientôt le poêle brûlant me donne une raison supplémentaire pour accélérer le pas. Je prends la direction de mon immeuble en prenant soin de ne pas me faire remarquer. Ce n'est pas très compliqué, les rues sont quasiment désertes. Chauffage ou pas, on est toujours mieux à l'abri que dehors avec ce maudit vent qui se faufile jusque sous vos habits.

Dans mon dos, la cloche du beffroi résonne dans tout le quartier. Je suis à l'heure, comme tous les jours.

Il y a un attroupement en bas de chez moi. Étrange. Des occupants de mon immeuble et ceux voisins discutent à voix basses. Ils sont agités. Certains scrutent les environs comme s'ils craignaient de voir surgir à tout moment des Veilleurs. Pas étonnant. Les rassemblements sont interdits pour lutter contre d'éventuels soulèvements. La présence d'une vingtaine d'hommes est suffisamment intrigante pour me faire ralentir le pas. Je ne suis qu'un fantôme au milieu d'eux, personne ne fait attention à moi. Alors, je tends l'oreille.

Les Veilleurs ont fait des descentes ciblées dans le Deuxième Quartier. De la nourriture de contrebande a été trouvée dans l'immeuble, chez Monsieur Timothée – il occupe l'appartement au-dessus de celui de mon frère. Tandis que je dépasse le groupe, je lance un regard en coin vers une femme qui brosse le bitume désormais couvert de sang. Je ne la reconnais pas. Elle n'est pas d'ici. Au moment où elle relève la tête – peut-être pour espérer un soutien ou un réconfort – je détourne la mienne et m'éloigne sans m'arrêter.

Dans les couloirs, des épouses et des sœurs ont profité de l'absence de leur chef de famille pour se réunir et échanger leurs témoignages. Les portes sont ouvertes et les appartements complètement retournés du sol au plafond. Nous avons peu de biens matériels, alors je ne suis pas surprise d'entendre des sanglots pour la perte de l'un d'eux. Sans poêle, pas de chauffage cet hiver. Sans frigo... J'accélère. Mon sang cogne dans mes tempes. Pourvu que nos appareils électriques ne soient pas endommagés !

HARMONIA - Tome 1 : HERITAGE  (Disponible en ebook et abonnement KINDLE)Opowieści tętniące życiem. Odkryj je teraz