#11 - JULIEN

455 69 77
                                    

Depuis ce matin, la gêne persiste dans le bas des reins de Julien. Il a cru que le trajet jusqu'à l'école le soulagerait, mais il perd espoir quand l'esplanade apparaît devant ses yeux, sans que la sensation d'avoir une bouteille de gaz calée dans le rectum n'aie diminuée.

— Arrête d'y penser, ça va passer, lui souffle Estéban.

— J'ai l'impression qu'il n'y a plus de sas entre moi et le reste du monde.

Estéban pouffe de rire pour la première fois de la matinée. Il s'est retenu pendant un moment, à cause de l'ambiance tendue qui règne entre eux, et dont il a bien trop conscience, mais la démarche de Julien l'amuse beaucoup.

La plus vilaine part de lui, celle responsable du lavement mesquin, voudrait prolonger ce moment, pour graver ce jour le plus longtemps possible dans sa mémoire. A quatre-vingt-quinze ans, au portail de la mort, le cerveau gangréné par l'Alzheimer, Estéban voudrait pouvoir encore rire du déhanché de poule de Julien.

— Ça te dirait d'aller à la patinoire, puisque notre cours de l'après-midi est annulé ?

Le cours en question est celui de Louise. Il n'est pas annulé, mais les deux garçons ont jugé pertinent de ne plus s'y rendre. Julien pâlit, soudain terrifié à l'idée de la croiser. Et si elle lui parlait ? Et si elle pleurait ? Et si elle tentait de l'embrasser ?

En lui avouant son amour, Louise l'a libéré de toute forme d'intérêt, de manque ou de regret. Elle lui a ouvert les yeux. Il ne l'aime pas. Peut-être ne l'a-t-il jamais vraiment aimée. Elle était une passion passagère d'adolescent, son fantasme féminin. On n'aime pas les fantasmes. On les cultive. On les assouvie. Et on n'a pas le temps de réaliser notre déception qu'on est déjà passé à autre chose.

Voilà comment se sent Julien. Loin d'elle, sur une autre planète. De nouveaux astres gravitent autour de lui. Il n'a d'yeux que pour eux. Avec un peu de chances, Louise est déjà repartie pour Arcachon.

Finalement, il froisse son visage en une grimace de dégoût si exagérée qu'elle découvre ses dents jusqu'aux gencives.

— Tu veux vraiment faire une sortie patinoire aujourd'hui ?

Estéban s'en voudrait presque d'être si cruel. Julien n'est pas dans son assiette. Il hausse les épaules et dit :

— Je croyais que tu aimais ça.

— Je croyais que tu n'aimais pas ça.

— Je peux faire une exception, mais si ça ne t'intéresse pas, je comprends.

— On verra comment je me sens après le déjeuner.

— D'accord, répond Estéban, déçu de ne pas le voir lui courir après pour lui faire plaisir. On mange ensemble ?

Contrairement à Julien, Cons, trop excité d'aller à la patinoire, aurait oublié toute forme de désagrément. Sur place, rattrapé par ses douleurs au colon, on l'aurait vu patiner au ralenti, avec une tête de chien battu, puis il se serait plaint et assis sur un côté, un hot-dog dans les mains. Estéban aurait eu de quoi déverser son florilège de blagues, et prendre quelques photos souvenirs, et Julien se serait senti forcé de les accompagner.

Estéban souffle, agacé de sentir le pardon naître en lui. Cons gâche toujours tout. Quand il est là, il séduit sa mère. Quand il n'est pas là, il lui manque.

Julien hésite à accepter l'invitation à déjeuner, perturbé de ne pas voir son meilleur ami organiser par messages une sortie au restaurant. Il attend de ne plus être en compagnie d'Estéban pour le tenir au courant des événements de la soirée. Une après-midi patinoire aurait bien plu à Cons, mais il n'ose même pas soumettre l'idée.

On s'était dit qu'on préférait les fillesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant