Chapitre 36

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« Décidément, les habitants de cette région apprécient leur tranquillité.»

Juchée sur une petite colline à moins de cinq cents mètres à vol d'oiseau à l'ouest d'Hunting Road, la propriété des Taylor donnait l'impression d'être perdue au milieu de nulle part. Les pins érigeaient des remparts et étouffaient la rumeur lointaine de la ville. À l'inverse, vous pouviez vous lancer dans toutes sortes d'activités sur ce terrain sans craindre de déranger le voisinage reculé. Il m'était impossible d'imaginer un tel endroit occupé, depuis le discret sentier qui traversait la forêt. S'il n'y avait pas eu ces sillons esquissés par les roues d'une voiture, j'aurais dû me résoudre à abandonner ma moto à l'entrée et à poursuivre à pied.

Derrière la maison se dressait une grange aux larges portes verrouillées par une chaine cadenassée. Des dizaines de poules caquetaient dans un enclos, emmitouflées dans de la paille. À l'intérieur, un vieil homme se courba le dos et ramassa les restes d'un cadavre ensanglanté.

— Saleté de vermine, marmonna-t-il, si tu reviens par ici, tu repars avec du plomb dans la cervelle, c'est moi qui te le dis.

L'avertissement de Sam résonna dans un coin de ma tête. Selon ses mots, Duncan Campbell ne tolérait guère les visiteurs inattendus chez lui. Ses allégations quant à l'état de sa santé se révélèrent exactes. Le cap des quatre-vingt-dix ans n'avait eu aucune emprise sur cet homme dont le corps robuste défiait le poids des années. Cette vigueur étonnante devait provenir de cette vie passée au grand air et à l'exercice du métier.

Je balayai une mèche rebelle qui me tranchait le visage et m'approchai du poulailler en prenant soin de rester à une certaine distance

— Duncan Campbell ?

L'intéressé braqua ses iris sur moi et je me sentis tel un animal pris au piège dans le viseur d'un fusil prêt à cracher le feu. Confronté à cet homme, je savais que je devais peser chacun de mes mots. J'ignorais si Sam exagérait ou non, mais une hostilité palpable émanait du doyen.

« À quoi tu t'attendais ? Tu empiètes sur son territoire sans y avoir été invité. Évidemment qu'il ne va pas se montrer ravi de te voir.»

Campbell quitta la volière. Ses joues portaient les stigmates du froid, et une fine ligne de sang marquait sa lèvre inférieure craquelée. Ses petits yeux noirs, dévorés par de profondes rides, étaient engloutis par sa peau distendue, si bien que je me demandai si l'ancien percevait réellement le monde qui l'entourait.

— Qui vous a donné l'autorisation de mettre les pieds sur ma propriété ?

Il glissa le verrou dans son encoche et replaça son écharpe autour de son cou, qu'une bourrasque avait pris un malin plaisir à emporter avec elle.

— Margaret est à la maison ? J'aimerais lui parler.

J'observai les doigts noueux du vieil homme resserrer leur étreinte autour du gosier du jeune poulet à moitié déchiqueté. Si le volatile n'était pas déjà mort, il se tordrait dans tous les sens sous l'asphyxie. Des perles de sang et des plumes dispersées sur le sol de la volière témoignaient d'un crime récent. La vermine, comme l'avait nommée Duncan, avait dû sévir la nuit dernière. Elle avait creusé un trou au bord de l'enclos afin d'y prendre son repas puis avait disparu dans les profondeurs de la forêt, laissant derrière elle les restes du carnage.

— Ici, c'est moi qui pose les questions. Déclinez votre identité et la raison de votre présence chez moi, ou foutez le camp.

Je ne pouvais pas aborder le sujet de Nikita avec l'ancien Capitaine. Si, comme l'indiquaient les faits, il avait expédié l'affaire en 1981, il ne me révélerait rien. L'idée qu'il protégeait quelqu'un, peut-être même sa fille, me traversa l'esprit. Cependant, la petite taille et la faible carrure de Margaret me ramenèrent vite sur Terre. L'adolescente n'aurait jamais pu assassiner Pavel et transporter son corps dans une barque pour s'en débarrasser dans le lac. Sauf si on l'avait aidée. Campbell pourrait lui aussi avoir le sang de Nikita sur les mains. C'était un flic. Il représentait une figure d'autorité et par conséquent de confiance. Mais quel aurait été le mobile ? D'accord, il ne portait pas le jeune Russe dans son cœur, mais une idylle entre lui et sa fille ne l'aurait pas condamné de la sorte. Duncan restait avant tout un homme de loi. Curieusement, je n'écartai pas cette possibilité. Je devais me montrer ouvert et n'accorder ma confiance à personne.

Le Passé Ne Meurt Jamais [BxB] En RéécritureWhere stories live. Discover now