Chapitre 4 : L'Emmerdeuse

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C'est toujours ce à quoi on s'attend le moins qui arrive en premier.

C'est toujours les choses impensables qui se produisent.

C'est toujours une seule rencontre qui change tout.

C'est toujours juste une personne qui, peu à peu, gagne du pouvoir sur toi.

***

Je respirai avec peine. Tout allait vite. Trop vite.

-Pourquoi ? Pourquoi l'as-tu tué ? Pourquoi ne l'as-tu pas aidé ? souffla brutalement la voix dans mon cou.

Choquée par les récents événements, je ne comprenais plus rien. J'étais bloquée, faible et ne pouvais rien dire.

-Pourquoi ? Pourquoi ? hurla de nouveau la voix en me secouant.

La lame du couteau entailla légèrement ma peau. Mais rien n'y faisait, je ne réagissais pas. La douleur, elle-même, semblait avoir perdu le contrôle de mon esprit. J'étais, telle une poupée de chiffon, immobile, visiblement inerte. Mon cerveau semblait faire un blocage sur les derniers événements. Les larmes coulaient toujours sur mes joues comme un mécanisme de défense. Pourtant, aucune émotion ne me traversait, j'étais étrangement vide. On me retourna violemment.

Et là, je ne me retrouvai pas face à face avec ce à quoi je m'attendais. Mais face à un visage, un visage fin. Des yeux verts émeraude remplis de larmes. Cette Chose me secouait et je sentais la nausée monter.

Tout était de moins en moins clair. Cette personne me ressemblait, enfin, elle avait un visage... moins doux... Un peu comme le prêtre, en plus...jeune ! C'était tellement étrange.

-Pou... ? la voix s'interrompit. Mais c'est toi !

J'étais décidément de plus en plus perdue. D'abord, on m'agressait et quelques instants après j'étais une de ses connaissances. La Chose essuya les quelques larmes de ses yeux, dégagea le couteau de ma gorge et m'attrapa le bras.

-Viens avec moi !

Je restai statique, muette de stupeur. La Chose me tira.

-Dépêche-toi ! Il n'y a pas de temps à perdre ! Bon sang !

La créature me tira si fort, que je m'écroulai au sol. Je m'ouvris la tempe, je le sus en sentant un liquide chaud se mêlait à mes larmes. Mais, elle me releva promptement. Comme réveillée, après ma chute, je dégageai mon bras et m'éloignai d'elle.

-Non !

Elle me regarda méchamment, m'attrapa de nouveau le bras, comme si de rien n'était. Mais cette fois-ci je répliquai. Je la poussai à mon tour. Elle ne tomba pas mais se rattrapa de justesse.

-À quoi joues-tu ? Je t'ai dit quelque chose non ?!

Ce fut mon tour de la mépriser du regard.

-Non ! Je n'irais nul part !

-Oh que si ! cracha la Chose.

Elle s'approcha de moi et instinctivement, je la frappai. Un coup dans le ventre puis un dans le nez. Elle s'écrasa au sol et je partis en courant. Les cheveux emmêlés, la robe déchirée et tâchée de sang. Je courus. Je courus le plus vite possible au milieu de ces ténèbres. Je voulais m'enfuir. Tout quitter. Effacer toutes ces images de ma tête. Le film de cette dernière heure se repassait en boucle dans ma tête et je ne pouvais pas le supporter. Je ne sais pas par quel miracle mais rien ne me blessa. Je trébuchai sur plusieurs corps. D'abord des formes noires puis, sur quelques filles d'Annie Avenue, sur celui d'Elizabeth. Ma respiration accéléra. Je l'avais tellement enviée. Pourtant, elle était là, à mes côtés, dénuée de toute vie. Ses cheveux roux semblaient avoir perdu de leur splendeur. Elle était encore plus pâle que d'habitude. Elle saignait encore. Elle était morte.

Je me remis à pleurer. Non pas parce qu'Elizabeth comptait pour moi mais parce que je me sentais responsable. Je me sentais responsable de tout ce malheur alors que pour une fois, je n'avais rien fait. De plus, je m'en voulais, j'étais énervée contre moi-même de ne pas me satisfaire de leurs morts. C'était tant mieux, qu'elles aient disparues, elles le méritaient.

Leur sang, sur mes mains, était une de mes récompenses pour tout ce temps dans Annie Avenue. La chance avait tourné. Alors, pourquoi une douleur sourde me broyait-elle les tripes et bloquait-elle ma respiration ? Je levai les yeux un instant et j'aperçus la Reine qui avait mystérieusement survécu, se précipiter vers une ruelle, suivie de deux servantes encore en vie. Comment pouvait-elle courir avec une robe aussi lourde et des chaussures aussi hautes ?

Aucune des formes noires ne la suivit. Dommage. Elle ne serait pas brutalement tuée comme toutes les filles étendues au sol. Tant mieux. Je pourrai la faire saigner, souffrir et crier en temps voulu. Je la torturai, je le tuerai, elle me supplierait de mourir.

Mon regard fut brusquement attiré par une horrible scène. Le prêtre ! Il était à genoux. Deux formes noires le maintenaient au sol, tandis qu'une troisième lui hurlait quelque chose, en le menaçant avec un couteau. Le prêtre ne répondit rien, ferma les yeux et sourit. La forme lui trancha la gorge.

Je me relevai et continuai ma course effrénée. Je n'aurais jamais dû rester immobile au sol. Le prêtre... mort... lui aussi. Je voulais absolument m'éloigner de la Chose et c'était l'occasion parfaite pour partir à tout jamais d'Annie Avenue. Malheureusement, les questions s'entrechoquèrent dans ma tête : où allais-je aller ? Comment quitter le Royaume ? Comment me préparer ? Comment me venger ? Comment tuer tout le monde ? Ma chance était venue et je devais la saisir, mais j'étais prise de court, rien n'était prêt ! Je repoussai mes interrogations au fond de mon esprit et me concentrai sur ma course.

Le souffle me manquait, et de violents hoquets me secouèrent. Au bord de l'évanouissement, je dus m'arrêter. Je n'avais aucune idée de l'endroit où j'étais. C'était une ruelle vide, et j'avais le choix entre deux directions l'une à droite, l'autre à gauche. Je sentais que l'une des deux était une impasse. J'essayai en vain de reprendre mon souffle quand une main se posa sur mon épaule.

-T'es une sale emmerdeuse ! Tu vas venir avec moi, tout de suite ! Maintenant ! Sans faire d'histoires !

Je me retournai et me retrouvai de nouveau face aux yeux verts émeraude !

-Non. Non... Et non ! soufflai-je difficilement. Je ne viendrais pas avec vous ! Laissez-moi sale Chose !

-Tu ne comprends rien ! Tu n'es qu'une idiote qui m'a détruit le nez ! chuchota-t-elle violemment en essuyant le sang qui coulait de son nez.

Je la poussai mais elle m'attrapa et en l'espace d'une demi-seconde, je me retrouvai sur son épaule. Je mis un temps avant de réaliser ce qu'il se passait. Alors, toute faiblesse et toute douleur oubliées, je commençai à rouer son dos de coups. Cela sembla pourtant ne lui faire ni chaud ni froid. Je gigotai dans tous les sens pour qu'elle me lâche. Cette chose allait réussir, elle allait m'emmener. Je m'arrêtai et serrai mon poing. J'assénai un gros coup au creux de son dos. Elle se contracta puis, s'effondra en avant. L'étrange créature tomba sur moi.

La violence de la chute me coupa le souffle et m'assomma un peu. La bête qui me pourchassait tenta de se redresser, mais on se retrouva à quelques millimètres l'une de l'autre. Je sentais son souffle chaud sur ma joue, c'était répugnant de sentir une bestiole si près de moi. Comment osait-elle ? J'étais bloquée au sol par son corps. Ses yeux (enfin ça y ressemblait beaucoup) accrochèrent les miens et elle me souffla avec une colère, non dissimulée :

-Tu arrêtes tout de suite ! On dirait un bébé de trois ans et demi ! Si j'avais su...

-Si tu avais su quoi ? Pourquoi ? Pourquoi avez-vous fait ça ? Qu'est-ce que tu es ? Qui es-tu ? Je crois que...

-Oh, ferme-là ! souffla-t-elle pour me couper.

Totalement surprise, je me tus. Je vis un semblant de sourire parcourir son visage, en voyant ma tête.

-Ah t'es décidément une vraie emmerdeuse ! J'avais oublié que vous ne connaissiez rien au monde en dehors du quartier !

Je fis une tentative pour la frapper. Mais, elle plaqua ma main au sol et s'approcha de mon oreille et me susurra agressivement :

-Arrête ! Tu arrêtes tout de suite de me faire mal l'Emmerdeuse ! Maintenant, on va se relever et tu vas gentiment venir avec moi !

-Sinon quoi ? provoquai-je.

-Oh,... tu n'as pas envie de savoir!

La Clef de mon PasséWhere stories live. Discover now