Chapitre 8 : Le Renouveau

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ROYAUME D'INDEYA, PALAIS DES LUMIÈRES


Cette nuit-là, elle avait encore rêvé de celle qu'elle avait perdue. Celle qu'elle devait abandonner, mais qu'elle était incapable d'oublier. Elle n'était plus, alors elle était toujours là. Presque toutes les nuits, elle rêvait qu'elle pouvait la voir, lui parler, la toucher. Mais cette nuit-là, l'apparence, les mots, les gestes avaient été différents. Ils semblaient à la fois plus réels, et pourtant plus trompeurs. Comme si celle qui hantait ses nuits depuis deux ans avait peu à peu changé pour se transformer en une toute autre personne. Une inconnue devenue familière. Une personne qui existait, qui respirait même après que le soleil se fût détaché de l'horizon qui avait vu sa tête se baisser pour l'éternité.

— Aujourd'hui est un grand jour, princesse, lui avait soufflé la voix suave et rocailleuse de la Prisonnière de la Chambre Noire.

— Je le crois.

— Vous devez vous sentir fébrile, murmura la voix au creux de son oreille, libérant un courant d'air brûlant.

— Légèrement, je l'avoue.

Une main chaude se faufila dans sa chevelure de feu pour s'enrouler autour de sa nuque, traçant le chemin sinueux de ses veines du bout de ses doigts électriques, joueuse et impitoyable. Puis, au creux de son cou, des lèvres se posèrent prudemment, comme le papillon aspirant le nectar d'une fleur délicate, lui arrachant un soupir d'aise.

— J'ai ressenti exactement ce que vous ressentez à l'instant... susurrèrent les lèvres sèches contre sa peau, chaque mot une lente caresse.

— Nevena, grogna-t-elle, la respiration haletante. Que...

— ... juste avant que la guillotine ne me tranche la tête.

Un cri d'horreur manqua arracher sa langue, mais il fut avalé au dernier moment, quand tout autour d'elle se métamorphosa. Elle n'était plus dans le sombre cachot, mais à l'air libre, sous un soleil blanc et pâle, à genoux au centre d'une large place remplie d'une foule hurlante et gigotante. Elle voulut se lever mais elle retomba instantanément dans la terre rêche ; ses pieds étaient attachés ensemble, et en inclinant la tête, elle put constater que ses mains étaient liées également par une épaisse corde. Elle releva la tête lentement, son coeur frappant frénétiquement contre sa poitrine comme s'il voulait en sortir, et ce qui l'attendait lui fit oublier tous les mots qu'elle avait jamais appris.

Devant elle trônait l'instigatrice du malheur qui avait détruit sa vie. La guillotine.

— Bourreau, procédez !

La voix provenait de la tribune royale, et elle ne fut que peu surprise de voir sa mère debout dans toute sa splendeur cruelle et glaciale, ses cheveux de neige virevoltant dans le vent comme des milliers d'oiseaux furieux. Un mouvement attira son attention dans le coin de son champ de vision, et elle observa avec angoisse le bourreau se rapprocher dangereusement d'elle. Il la saisit par le bras et la traîna sans ménagement jusqu'à l'appareil de bois et d'acier. Il posa une main sur la corde, tandis que l'autre rabattait son capuchon noir dans son dos, et l'air sembla se solidifier dans ses poumons. La personne qui s'apprêtait à couper le fil de sa vie n'était pas le Bourreau, ni Nevena, mais Gina. Et l'Ange des Sourires, pour la première fois, souriait.

— Ne vous inquiétez pas, c'est plus simple comme ça. Pour vous et pour moi.

Sans jamais cesser de sourire, elle tira sur la corde d'un coup sec.

Et c'était à cet instant précis qu'elle s'était réveillée, tremblante et trempée d'une sueur froide et gluante. Sa servante n'avait fait aucun commentaire lorsqu'elle l'avait déshabillée pour la conduire à son bain matinal, ni quand elle lui avait fait sa toilette, qui fut bien plus longue et fastidieuse que d'ordinaire. Il fallait dire que sa servante, une femme d'un certain âge aux cheveux aussi bruns que gris, n'était pas très bavarde, si bien qu'elle s'était demandée plusieurs fois si elle parlait seulement la langue. Mais le roi lui avait assuré qu'elle était originaire des Andes et qu'elle savait donc parfaitement s'exprimer dans le langage commun à tous les pays du Continent. Mayeva – car c'était son nom – semblait tout simplement peu encline à lui adresser la parole, et elle ne pouvait que respecter ce choix. Même lorsqu'elle lui fit endosser sa robe de future mariée faite de satin bleu pâle brodée d'argent, ou quand elle tressa ses cheveux, avant de les remonter sur sa tête dans un complexe assemblage agrémenté de saphirs et de fils d'argent, elle ne prononça pas un mot. Ce silence complaisant était son seul refuge face aux plates politesses de Jeanne et aux remarques acerbes de Gina. Ce silence reflétait avec une fidélité renversante le vide gourmand qui rongeait peu à peu son esprit et son corps.

La Table des SeptWhere stories live. Discover now