PARTIE 1 - LA TABLE DES SEPT | Fragment I : La déesse du Néant

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TOUR DU NÉANT

— Tu n'es pas très loquace aujourd'hui, mon ange.

La jeune femme vêtue d'une longue robe blanche – si longue que sa chute recouvrait presque l'entièreté du sol de granite de la petite pièce circulaire – dodelina misérablement de la tête en réponse, faisant grincer les mailles des chaînes qui entouraient ses chevilles.

— Qu'y a-t-il, encore ? maugréa la femme en noir qui s'exprimait d'une voix suave, lente, et dégoulinante de sarcasme. Tes ailes te démangent, peut-être ? Je peux te soulager, si c'est ce que tu désires. Il suffit d'un mot. Un seul mot de ta bouche...

Helena pinça les lèvres de plus belle. Elle s'était promis de ne pas laisser à sa persécutrice le plaisir de se délecter de sa frustration, se nourrir de sa haine, telle une bête sanguinaire s'abreuvant du souffle de vie de sa nouvelle victime fraîchement écorchée. Malheureusement, pour son sinistre et humiliant apparat, elle ne pouvait blâmer nul autre qu'elle-même. Elle avait consenti à passer un marché avec cette créature de son plein gré. Cette idée parasite, cette conscience lancinante du désespoir dont elle était la seule coupable, rendait son quotidien plus éprouvant et insupportable encore. Et sa honte n'en était que plus grande.

Dans un moment de faiblesse induite par une profonde blessure ponctuelle et passagère, elle avait accepté de devenir la servante de la Déesse de la Mort. En réalité, celle-ci était connue, vénérée et crainte sous le nom de Déesse du Néant, car la Mort qu'elle offrait du bout des doigts n'était rien d'autre qu'un retour vers le Néant. Là où le temps n'était plus. Là où tout et rien n'existent plus.

Helena avait définitivement tourné le dos aux Hommes, qui l'avaient rejetée pour sa différence. Elle était naïvement persuadée qu'un être aussi infâme, détesté, et pourtant aussi indispensable que la Déesse du Néant pourrait comprendre. Comprendre cette différence qui se manifestait par une gigantesque paire d'ailes bleu nuit aux reflets d'or attachée à son dos, cette même singularité qui avait attiré cette déesse maudite à elle. Elle, la fille-papillon.

Alors qu'elle avait eu à choisir entre la mort et la servitude, elle avait naïvement écouté son instinct et voilà qu'elle était dorénavant condamnée à accompagner la Mort par le son de ses larmes brûlantes. Pour l'éternité.

La fille aux ailes noires se laissa lentement tomber sur le côté pour s'allonger sur le large divan recouvert de fourrure, sans jamais quitter des yeux la déesse. Celle-ci se dirigeait langoureusement vers le centre de la pièce où se tenait un point d'eau, petit étang au milieu d'une tour qui s'élevait à plusieurs kilomètres du sol. Si tant était qu'un amas de nuages noirs dévorant des dunes de sable pouvait être qualifié de sol. La déesse s'assit sur le rebord en pierre entourant l'étang et glissa ses doigts sur le voile opaque. Des cercles infinis se propagèrent en écho, perturbant la surface noire. Un sourire lugubre s'immisça sur ses lèvres cristallines. Alors qu'elle fronçait les sourcils, la jeune femme se souvint de l'étrange affinité qui reliait la déesse avec l'eau. La déesse semblait lire dans ses abysses des vérités que nul ne pouvait voir.

— Ah... Plus que trois mois... Trois mois, et les humains se déchireront à nouveau.

Cette fois-ci, Helena sut reconnaître que ces paroles n'étaient pas destinées à la tourmenter ni à l'humilier, alors enfin, elle accueillit à bras ouverts la curiosité qui s'insinuait lentement dans son esprit. Et pour la première fois depuis des années, elle ouvrit la bouche.

— Trois... Elle se racla profondément la gorge pour discipliner la voix qui s'était éteinte à force d'être tue. Trois mois ? Que se passe-t-il dans trois mois ?

La déesse sursauta, et ses cheveux d'ébène qui flottaient en permanence autour de sa tête virevoltèrent dans sa direction. Elle avait été aussi surprise que sa captive lorsque celle-ci avait enfin daigné lui adresser la parole, et elle la fixait maintenant de ses grands yeux perçants, aussi sombres que cette eau qu'elle chérissait tant.

— Velmerys ? tenta-t-elle encore, hésitante quant à la réaction qu'elle obtiendrait de cet être imprévisible qui n'avait plus rien d'humain. Que se passe-t-il dans trois mois ?

À son grand étonnement, la déesse de la Mort lui adressa un sourire formidable, dangereusement attirant, avant de replonger son regard dans l'eau. Le mouvement de ses mains qui dessinait des rides sur la toile obscure ne fit que s'accélérer, à en devenir frénétique.

— Oh, ma chère, ma douce Helena, susurra la déesse sans jamais se départir de ce rictus énigmatique. Tu es l'héritière de ton passé, et pourtant tu sais si peu de choses sur tes ancêtres. Sur les mères de la Dynastie des Damnées.

La mâchoire d'Helena se tendit, et elle se tut. Elle avait peut-être franchi un pas en adressant la parole à la déesse, mais elle n'était pas encore prête à lui donner raison.

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Note de l'auteure

Pour les nouveaux arrivants, voici la première partie de La Table des Sept ! Pour celles et ceux qui ont lu mes autres histoires, beaucoup de personnages vous seront familiers. Cette histoire est une sorte de suite de tous mes contes et permet à tous mes personnages de se rencontrer !

D'un point de vue chronologique, La Table des Sept se déroule quelques années après La Prisonnière de la Chambre de Noire et La Magicienne Sans Coeur, et quelques décennies après La Fille Sans Nom.

Pour ceux qui suivent cette histoire depuis quelques temps : cette partie a été modifiée, le prologue que vous connaissez a été scindé en deux ! La seconde partie que vous avez déjà lue sera placée entre deux chapitres un peu plus loin dans l'histoire. Cette modification ne change rien à l'histoire encore une fois ;)

J'espère que cette entrée en matière vous aura plu, laissez-moi votre avis en commentaire !
Petite question : que pensez-vous de Velmerys ?

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