Chapitre 4 : L'Ange des Sourires

265 32 31
                                    

ROYAUME D'INDEYA, PALAIS DES LUMIÈRES


La princesse Jade avait toujours été appréciée, respectée et admirée de tous depuis le début de ses courtes dix-sept années d'existence. Tous ses professeurs – et plus particulièrement son précepteur Maître Émile Cujas qui avait été à ses côtés jusqu'à la fin – avaient vanté ses qualités aussi bien linguistiques que scientifiques. Sa gouvernante et plus tard ses instructeurs s'étaient dits subjugués par son port gracieux et ses manières distinguées, qui ne nécessitaient nul apprentissage tant ils semblaient innés et naturels. Parfois, le roi lui chuchotait à l'oreille, à l'abri de l'attention de la reine, qu'elle était aussi bonne et généreuse qu'une fleur qui éclot au printemps, offrant aux yeux de tous sa lumière et sa couleur ; sa petite tête flamboyante ne dépassait alors pas encore les genoux de son père.

Ce furent toutes ces raisons forgées par l'habitude et l'expérience d'une vie de château passée dans un pays lointain qui la conduisirent à s'interroger. Car dans ce nouveau château, dans cette nouvelle vie, une personne semblait insensible à ses charmes. Plus grave encore, cette personne semblait même hostile à sa présence.

Non, depuis qu'elle s'était présentée à elle, s'était même prosternée devant elle, cette personne-là ne lui avait jamais adressé un seul sourire. La seule chose qu'elle lui avait offert était une grimace rebutée et des regards brûlant de haine, tel un orage furieux sur le point d'éclater.

Jade rit doucement alors qu'elle évaluait son reflet dans le miroir aux moulures d'or de ses appartements privés. Oui, celle que l'on appelait l'Ange des Sourires apparaissait ironiquement peu souriante. Pourtant, depuis les deux semaines qu'elle était là, elle l'avait observée ; le matin lorsqu'elle arpentait les couloirs sous la lueur orangée de l'aube, récitant des ordres à des jeunes garçons qui semblaient être des ouvriers sous ses ordres, tantôt leur demandant d'épousseter le tableau de la salle du trône, tantôt d'aérer telle pièce de l'aile Est afin qu'elle puisse y travailler. L'après-midi, lorsque le soleil était haut dans le ciel, diffusant sa chaleur dorée dans tout le palais, le rendant digne de son nom, la jeune femme aux courts cheveux noirs ébouriffés se faisait très discrète, perchée sur une échelle dans une pièce rarement fréquentée, au mobilier oublié et poussiéreux recouvert d'un drap blanc, ou encore cachée dans une alcôve, trop occupée à appliquer de la peinture sur des toiles ternes et passées pour entendre le bruit des pas de la princesse qui la suivaient.

La jeune femme, qui paraissait bien plus âgée qu'elle, probablement bien avancée dans la vingtaine, était pourtant fort agréable envers les autres employés et habitants du palais. Elle partageait souvent quelques rires avec l'Intendante du palais, Jeanne, ou les personnels de blanchisserie et de cuisine, au détour d'un couloir, entre deux tâches à accomplir, tâches qui les sépareraient à nouveau. Jeanne et l'ensemble du personnel du château, en revanche, la traitaient avec une grande délicatesse, sans doute teintée d'hypocrisie. Mais cela signifiait que ses charmes avaient donc opéré naturellement avec l'Intendante du palais et tous ses subalternes.

Alors naquit inévitablement la véritable question, objet de nombreuses nuits contrariées : pourquoi Gina, l'Ange des Sourires, la détestait-elle tant ? Elle ne l'avait jamais rencontrée auparavant, et à chaque fois que son chemin croisait le sien depuis qu'elle habitait le Palais des Lumières, elle faisait preuve d'une sincère politesse et d'une sage retenue. Alors pourquoi ? La réaction la plus efficiente et rationnelle serait de poser cette question à la principale intéressée. Cependant, Jade avait une intuition qui la confortait au contraire dans l'attitude inverse. Elle avait cette étrange impression, lorsque confrontée à Gina, d'avoir affaire à un félin sauvage et apeuré, prêt à bondir pour défendre son territoire. Un pas de trop, un geste trop brusque, un mot trop fort, et le sang coulerait, elle le savait. Alors, elle avait sorti la longue cape noire de sa malle et quand son futur époux s'absentait pour satisfaire ses devoirs de souverain, elle s'enveloppait dans ce noir réconfortant, riche de souvenirs, et parcourait le château, de ses grandes salles illuminées, jusqu'à ses petites pièces creusées dans la roche au sous-sol, à la recherche de la restauratrice de tableaux.

La Table des SeptWhere stories live. Discover now