PROLOGUE - Mourir pour recommencer

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C'est à ce moment que je signai mon arrêt de mort.

N'y tenant plus, je l'attrapai par la manche pour le tirer en arrière avec la ferme intention de l'amener répondre de ses actes. Il bascula vers moi comme au ralenti et je croisai ses yeux gris, aussi morts que la cendre. Pas méchants, juste agacés, comme le regard qu'on jette à une simple mouche. Froid et sans éclat.

- Lâche-moi, Carlyle, dit-il placidement de son drôle d'accent aux R rocailleux.

Voyant que je ne réagissais pas, il secoua brutalement son bras, s'arrachant à ma prise et fit mine de reculer d'un pas. Une nouvelle fois, je l'arrêtai, mes doigts pâles serrés autour de son uniforme froissé. Un sourire illumina le visage du fautif. Je ne vis pas le coup arriver que j'étais déjà à terre, à moitié sonné.

- Lâche, répéta-t-il avec un rire mauvais avant de tourner les talons.

Nauséeux, je me relevai avec peine en m'appuyant sur le mur lambrissé et courus sur ses traces, le pas mal assuré. Ses éclats de rire me menèrent dans la bibliothèque du Collège, déserte à cette heure. Du moins, je l'espérais fortement. Le moindre impair et... bref, mieux valait ne pas y penser.

Je m'avançai lentement.

Les rangées de livres anciens s'alignaient sous la lueur crémeuse des lampes vertes. Le parquet ciré craquait sous mes pieds, si lisse qu'on aurait pu si admirer. Il y régnait un silence sépulcral. D'une main nerveuse, je recollai mes cheveux sur mon crâne.

Si on me surprend ici... avec lui... me répétai-je en jetant des coups d'œil nerveux dans les rangées sombres.

Un doux murmure m'attira plus avant dans le royaume de la vérité. Je me glissai entre deux tables vides. L'air semblait immobile, comme figé dans le temps.

Et puis je l'aperçus enfin, adossé à une bibliothèque, un livre noir dans les mains, si concentré qu'il ne m'entendit même pas arriver. Ou ne daigna pas lever la tête, comment savoir ?

Je me postai devant lui, attendant une réaction qui ne vint pas. Je me raclai la gorge, toujours rien. A bout de patience, le prochain cours pressant, je lui arrachai des mains son précieux ouvrage que je refermai d'un coup sec. Un nuage de poussière s'en échappa. Je toussai. Schoemaker me servit un regard étrange, animé d'une flamme maligne.

- Qu'est-ce que tu f...

Un coup d'œil à la première de couverture me coupa le souffle. Littéralement.

- Je... J...

Noire et craquelée, la couverture. Barrée d'une étoile à cinq branches, rayonnante au milieu des ténèbres. Non, luisante. Maléfique.

Je lâchai l'ouvrage comme s'il m'avait brûlé les doigts. Il alla percuter le sol avec un bruit dur et s'y éparpilla. Je le fixai, relevai la tête, la rebaissai, dévisageai Rhys, choqué

Lequel, à gestes mesurés, se pencha pour ramasser l'antiquité. Il l'épousseta, l'ouvrit de nouveau. Les doigts glissants sur les pages jaunies par le passage du temps, il tournait les pages avec une infinie délicatesse. L'une après l'autre. Elles se succédaient, infiniment, de plus en plus vite, de plus en plus fort, se froissant l'une après l'autre, crissant et se déchirant. Puis le silence.

- Carlyle, n'abîme pas mon livre.

- C'est un livre de... m'étouffai-je en réajustant mes lunettes pour me donner quelque contenance. Je... Lâchez ça !

Il se décolla de son étagère et avança d'un pas, si près que je pouvais voir la flamme maligne qui dansait dans ses pupilles. Il était plus petit que moi d'une bonne demi-tête mais c'était comme s'il m'écrasait de toute sa hauteur.

- Mais bien sûr, Carlyle, susurra-t-il en me tendant le livre ouvert, un sourire affleurant. Je croyais qu'on avait dépassé ça, toi et moi.

Je pinçai les lèvres, les mains sagement croisées derrière mon dos.

- Prends, répéta-t-il d'une voix maintenant aussi tranchante qu'un couteau.

Je piétinai et il ne bronchait toujours pas. Je finis par saisir l'ouvrage entre deux doigts, redoutant... redoutant quoi ? Rien ne se passa. Alors je jetai un œil curieux, juste un, aux lignes de charabia qui s'étalaient sur les pages jaunies. Je n'y comprenais fichtre rien à ces petits dessins. Haussant les sourcils, l'air de rien, je relevai la tête.

Mais Rhys, son regard braqué sur moi, avait tout vu. Un nouveau rictus de loup lui scia le visage en deux.

- Tu ne sais pas lire ? Je vais le traduire pour toi.

Il se rapprocha encore de moi, collant presque son nez au mien et murmura en un latin parfait, les R roulant sous sa langue, les mots qui se fondaient en une harmonie suspecte. La chair de poule couvrit mes bras.

- Mors principium

Vita est sacrificium

Sanguis est instrumentum

Je reculai d'un pas, horrifié. Voulus. Je ne pouvais plus. Les mots s'étaient frayés un chemin en moi, jusqu'à mon âme tendre et l'avais glacée.

- La mort n'est que le commencement.

Un éclat argenté accrocha mon regard. Rhys, planté devant moi, ganté de sombre tenait un effrayant couteau, long comme mon bras.

- La vie est ton sacrifice.

Le scintillement d'un joyau noir capta mon attention. Il évoluait en volutes paresseuses qui se tordaient et surgissaient avec une lenteur fascinante.

- Et leg...

Sa bouche s'ouvrit, s'agita sans que je saisisse le sens des mots qui s'échappaient de ses lèvres. Je n'entendais plus que le torrent furieux du sang à mes oreilles, ne voyais plus que ce cristal noir, ne sentait plus que... que... la froideur de...

Une douleur atroce éclata dans mes côtes, enflant jusqu'à contaminer tout mon corps. Ma respiration se fit haletante. Alors que toute chaleur me quittait par ce baiser d'acier, le sol se couvrait d'une mer brillante et carmine.

Je ne compris pas.

Schoemaker s'avança, drapé d'une lumière céleste, le livre ouvert dans sa main droite, la dague sanglante dans l'autre. Son horripilant sourire toujours collé sur ses traits trop fins, trop beaux, trop parfaits, il m'effleura le visage de la pointe de glace.

Je m'écroulai, le corps en feu. Ou était-ce le parquet qui venait frapper mon visage ? Je ne savais plus. Je tremblai sous les yeux du blond élancé qui observait sans bouger, le regard animé d'une douce souffrance. Je gémis, redressai la tête, retombai. Immobile.

Le silence s'abattit sur la bibliothèque.

Il disparait, disparut.

Longtemps, je restai allongé sur le sol dur à contempler le plafond lointain, à me demander si j'étais mort. Et si oui, pourquoi ? comment ? comment ma vie s'était-elle brisée sur quelques mots jetés ?

Je ne sentais plus rien, ne voyais goutte. La mort avait un goût doucereux, comme un fruit trop mûr. Et j'étais là, à savourer la torpeur des ténèbres chaleureuses. Ni Enfer, ni Paradis, juste un grand vide. J'aurais pu m'en offenser si j'en avais eu la possibilité et l'envie, mais j'étais mort. Mort. Si j'avais été vivant, j'aurais perdu ma foi. Mais j'étais mort. Je ne pensais plus. Ne vivait plus. Je ne faisais que dériver. Dériver...

Pourtant, je me réveillerais. Inconscient d'être déjàmort.

CUPIDITASWhere stories live. Discover now