L'Elu du Diable

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Au fur et à mesure que nous progressions, les rues se remplissaient de détritus et les façades élégantes de May Fair firent bientôt place à des maisons branlantes et noires de suies. Certains immeubles avaient l'air d'être rafistolés avec des planches pourries, d'autres arboraient carrément des plaies béantes dans leurs murs.

L'odeur de la crasse me prit à la gorge, âcre et épaisse, et je toussai en lorgnant du côté des deux autres, imperturbables. Ils ne semblaient même pas la remarquer, c'est dire.

- Où va-t-on ?, finis-je par lâcher quand le fiacre s'arrêta au milieu d'une minuscule rue où se pressait tout un monde de travailleurs en habits du dimanche, de gamins des rues et de voleurs. Je ne descends pas.

- P'tite nature d'aristo, pesta Blackhorn, qui avait entretemps repris ses esprits, en sautant dans une flaque d'une couleur plus que douteuse, éclaboussant ses bottines râpées.

Je fronçai le nez.

- Allons, Carlyle, accompagne-moi et je te dirais pourquoi tu as des migraines depuis la bibliothèque, réitéra Schoemaker en me tirant par la manche.

Je me débarrassai de sa main en me recoiffant de l'autre, de nouveau indécis. Pas une fois dans ma vie, j'avais eu l'idée d'aller me fourrer dans ce genre de taudis puant, et guère l'envie au demeurant. D'après les rumeurs, les cadavres y pullulaient aussi bien que les rats et les maladies et c'est à peine s'ils ne fricotaient pas avec les vivants.

Quand je sautai finalement à ses côtés, Schoemaker sourit, comme s'il avait toujours su que je viendrais. Ce qui dans son cas était peut-être le cas justement.

Blackhorn nous précédant, nous avançâmes dans la rue boueuse, passant sous des chemises gelées qui pendaient à des fils tendus entre deux immeubles. Des gamins crasseux, pointant leurs têtes frigorifiée de partout me regardaient passer avec des regards sombres. Une fillette famélique fit un pas dans ma direction.

Je me mis à trottiner pour rejoindre Blackhorn qui marchait d'un pas raide, les bras serrés sur sa poitrine. Je le vis soudain dériver rapidement vers un passant, le bousculer sans raison apparente puis s'excuser platement. Il repartit de son pas de souris en agitant devant mon nez quelques pièces.

- Tu l'as volé ! m'écriai-je, outré, pour le regretter aussitôt.

L'air fétide imprégna ma langue, mélange de sueur, de pisse et de purin.

Blackhorn ne répondit pas. Soudain, il pivota si brusquement sur ses talons que je lui rentrai dedans et s'engouffra dans une ruelle peu avenante. Dans l'ombre des toits, plusieurs mendiants tentaient de se protéger comme ils pouvaient du froid de janvier, couchés sous de vieux journaux ou agglutinés autour de minuscules feux. Certains toussaient, d'autres crachaient un épais liquide grumeleux, d'autres encore ne bougeait plus beaucoup.

- Du sang, fit Schoemaker en suivant mon regard. Tu t'y habitueras, t'inquiètes donc pas.

Mon cœur me remonta dans la gorge, et je pressai mon écharpe contre mon nez en gémissant à qui voulait l'entendre que je n'étais pas un rat et que je n'avais pas à crever ici, dans les bas-fonds de Londres.

Des regards vides et malades se tournèrent vers moi, Blackhorn fixa sur moi une expression étrange. Pourtant, il continua d'avancer sans presser l'allure, suivi de Schoemaker. Je fermai la marche, au supplice.

Tout mon corps se rebellait contre le spectacle et mon petit déjeuner en subit les conséquences ; je dégobillai sur le premier mendiant, insultant entre deux crampes Schoemaker et Blackhorn qui s'étaient enfin arrêtés.

CUPIDITASWhere stories live. Discover now