Mon nouveau copain Schoemaker

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              Affalé sur mon lit, j'observai la lumière pâle du matin qui filtrait d'entre les carreaux bosselés. Les lourdes tentures de velours la voilaient de moitié, plongeant mon visage dans l'ombre.

Nous étions dimanche dix-neuf décembre 1873, et j'avais une sacrée migraine. Pas que ce fut une nouveauté. Je me réveillai sur un lit blanc, un fin drap posé sur moi. Le soleil m'aveugla et je hurlai, mes mains cherchant fiévreusement la plaie, parcourant mes côtes une à une, une deuxième fois, une troisième. Rien. Un médecin accourut pour m'attraper les mains et les plaquer contre le matelas. Des trainées de sang apparurent sur le tissu blanc là où mes ongles avaient déchiré ma chair. Mais pas de blessure. J'étais vivant, j'étais à l'infirmerie du College. On m'expliqua ; on m'avait retrouvé, les yeux grands ouverts, tremblant, murmurant quelque sombre dialecte. Et alors j'oubliai. Une migraine me transperça le crâne et j'oubliai, aussi simplement que ça.

Je refermai les paupières et exhalai un long soupir dans l'oreiller. Douce quiétude que celle d'une chambre un dimanche matin... De courte durée. Le valet de chambre me tira sauvagement du sommeil par la sempiternelle phrase : « Debout, jeune homme, madame et monsieur vous attendent à table pour le breakfast. Il est neuf heures ».

Puis il me jeta mes vêtements à la figure et disparut dans le couloir en claquant la porte. Je jurai tout bas en m'extirpant difficilement de sous les couvertures, le visage toujours enfoncé dans mon oreiller. Un jour, c'est moi qui lui jetterais ses pauvres affaires pour le mettre dehors.

Je tournai la tête et ouvris les yeux : il y avait quelqu'un dans mon lit.

Mon cœur eut un raté, je bondis en arrière, glissai, tombai sur le sol et me cognai la tête. Quand je me redressai, elle avait disparue.

Un filet de sueur coula dans mon cou et je m'écarquillai sur le plafond lambrissé de ma chambre, mes poings serrant convulsivement les draps. Une hallucination, me rassurai-je tandis qu'une voix, au fond de moi, chantonnait que les asiles n'attendaient plus que moi. Une autre me criait que je n'étais pas fou, et alors qu'avais-je vu ? Un ange ? Un démon ?

Comme au ralenti, je me débarrassai des couvertures pour m'habiller.

Ses yeux si bleus, bleus comme l'azur du ciel, pailletés de tâches plus sombres, comme des nuages, bleus comme les miens. Un regard plus profond qu'un puit sans fond, plus profond que l'espace lui-même. Un regard effrayant, dérangeant, inexistant.

- Mère, saluai-je en m'attablant en face de mon frère. Père, Aaron.

- Lévi, répondit-elle en me fixant. Quelle est cette bosse ?

Je fronçai les sourcils en me massant le front. Mon cœur s'emballa alors que je me rappelais. Mes joues se mirent à chauffer et bientôt tout mon visage vira au rouge betterave. Aaron ricana et je lui adressai un regard noir. Clin d'œil railleur, je lui tournai le dos.

- Je me suis cogné sur la porte.

- Et si tu mettais tes lunettes, mon frère ? se moqua Aaron en gobant tout entier un œuf poché.

Je froissai ma serviette dans mon poing et me levai.

- Il suffit, abrégea mon père. Aaron, laisse ton frère en paix, par pitié ! Et sors-moi cet air malheureux de ta figure. Si tu veux un jour reprendre l'affaire, il va te falloir faire mieux, fils.

Sous la pique, mon frère grimaça mais ne répliqua pas, ce qui était plutôt sage de sa part. Mon père n'était pas un homme à qui on répliquait. Grand et sec, champion d'aviron dans sa jeunesse, il dirigeait à présent l'entreprise familiale de transport maritime et ferroviaire d'une main de fer. Nous avions le monopole sur une grande partie des docks et des rails de tout le pays. Un homme d'affaire redoutable qui ne crachait pas sur quelques petites magouilles innocentes. Selon lui, mieux valait prendre le contrôle sur la modernité avant que le temps de l'aristocratie soit révolu et que notre titre soit sapé par quelque révolutionnaire allumé.

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