CHAPITRE XXXV - VIEILLE BLESSURE

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- On va dans un club de boxe, me répondit Schoemaker.

- Bookmakers, sang et toutes ces magouilles ? marmonnai-je en triturant le tissu mou de ma casquette, presque soulagé de retrouver l'étroitesse des rues de l'East End après ces quelques jours passés dans mon ancienne vie comme dans une peau trop lourde dont j'avais mué.

- Ouais. Louis, c'est le boss.

- Et tu dis qu'il te doit ?

- Bah... c'est compliqué mais il nous serait utile...

Je m'arrêtai au milieu de la rue et un passant me rentra dedans, s'éloigna aussi vite qu'il était venu en jurant comme un charretier. Sans tenir compte de l'agacement de Hawkins, je croisai les bras.

- Bon, viens, mais reste pas planté là !

J'avalai une gorgée de café, dévisageant Hawkins qui engloutissait goulûment sa pinte de blonde sans égard pour l'heure matinale.

- Donc... j'ai pas toujours fais partie de la SilentDead.

- Grande nouvelle, raillai-je. Ils font pouponnière ?

Même pas gêné par mon intervention, il continua imperturbable.

- Avant je travaillais pour Louis. C'est lui qui m'a recueilli. Je lui servais d'informateur.

- Informateur ? A quoi peut servir un informateur ?

- A recueillir les ragots des parieurs pour monter le bon programme du lendemain évidemment !

Circonspect, je haussai les sourcils. Il poursuivit en torchant d'un revers de manche la mousse blanche qui lui dégoulinait sur le menton.

- Parfois, il m'autorisait à me battre.

- Toi ?

- Oui, moi, reprit-il enfin froissé par mes interruptions. A l'époque, j'étais pas encore estropié si c'est de ça que tu parles, lança-t-il d'une voix étrangement moqueuse. Je peux continuer ?

Je haussai les épaules.

- Quand j'ai eu dix ans, Louis a commencé à m'emmener avec lui un peu partout, pour m'apprendre le métier ! disait-il. J'apportais ses maudites armes de lui aux acheteurs. J'ai appris plus tard que c'était comme ça qu'il faisait pour éviter de se faire tuer.

Lui, conta-t-il, se croyait enfin aimé et prenait Louis comme un père qu'il n'avait jamais connu.

- Un jour, il m'envoya apporter un message. Alors moi ! j'étais honoré, alors j'y suis allée avec joie sans remarquer son air sombre. Le message n'a pas plût. En guise de réponse, on me jeta sur le pas de la porte, délirant de douleur, la jambe broyée, un message taillé à même la chaire.

Il ne courra plus pour toi, et toi pour nous.

Hawkins, les jointures blanchies à force de serrer son verre entre ses doigts, avait le regard ardent d'un sombre sentiment.

Jamais le petit Andrew ne se remit de sa blessure. En le découvrant là, Louis l'avait regardé avec dégout, et c'est un miracle s'il ne le laissa là. Mais peut-être que le gamin sanglotant qui délivrait son message entrecoupé de gémissements avait attendrit son cœur de pierre. Il le garda donc mais jamais le petit garçon ne reçut la moindre visite pendant sa longue agonie. Par la grâce de Dieu, il survit et quelques mois plus tard, il s'avançait vers l'estrade d'un pas incertain et raide.

- Si douloureux Lévi ! Si douloureux ! Je m'en souviens encore... Mais je marchais pour Louis, pour le servir de nouveau. Mais à ses côtés, quand je relevai la tête, il y avait un autre garçon. Louis me regarda à peine avant de décréter qu'à présent, je redeviendrais le petit informateur assis dans les gradins. Je ne compris pas.

Le petit avait lutté pour survivre, lutté contre les ténèbres pour lui, son maître, son père. Louis. Mais lui, n'avait pas attendu pour le remplacer.

- Plus débraillé, plus sale que moi et plus frêle il était. Mais il était valide lui. A partir de là, ce ne fut plus moi son ombre mais ce gosse qui n'ouvrait jamais la bouche. J'étais devenu aussi amer que les vieux, Lévi. Le pire c'est qu'une fois que le gosse m'ait vu, il me suivit partout comme une ombre silencieuse. Il mangeait à ma table, partageait ma chambre... toujours sous ma botte. Il ne se plaignait jamais des coups que je lui offrais grassement.

Après plusieurs mois de convalescence malgré sa jambe lui faisant toujours souffrir le martyr, le petit Andrew décida, en cachette, la nuit, de s'entraîner pour reprendre sa place aux côtés de Louis.

- J'y arrivais pas, tu sais. Je ne pouvais plus courir ni sauter ni me servir de cette damnée jambe blessée. A mesure que les jours avançaient, j'étais un peu plus irritable et désespéré.

Une nuit où il s'était effondré sur le sol, sa jambe douloureuse serrée contre son torse, la fureur l'étouffant, une voix fluette et comme brisée avait résonnée : « adapte-toi ». Quand il avait finalement levé les yeux, Julian était là, les cheveux dans ses yeux qui le couvaient avec une admiration mêlée à de la peur.

Surmontant la surprise de sa voix, le petit se redressa. « Tu ne sais rien » avait craché Hawkins. Mais l'expression du minuscule visage de Julian l'avait fait aussitôt changer d'avis.

Avait commencé leur complicité et peu à peu, Andrew oublia son ressentiment et sa colère. Julian ne changea pas d'attitude, il était toujours cette ombre silencieuse mais rassurante.

- Mais peu à peu Julian s'éloigna de moi et un jour, pouf, plus de Julian. Disparu. Je passais mes nuits dehors à arpenter les rues de l'East End pour le retrouver. J'entendis beaucoup de choses et je ne sais comment, j'atterris sur le seuil du Maître des Secrets. Bartholomew Richard Schoemaker, un homme bon. Il m'offrit ce tatouage.

Hawkins remonta sa manche droite, exhibant le poignard de la SilentDead.

- Ceci est une marque comme celle qu'on applique au bétail pour marquer leur appartenance.

Il expliquait ceci d'une voix atone, morne, désabusée.

Le tissu recouvrit le tatouage. Je relevai la tête, ne sachant que dire, que faire et croisai les pupilles sans fonds qui semblaient se rire de tout avec une tristesse insondable. Il exhiba son bras gauche. Lentement, apparut une deuxième marque, plus discrète, plus élégante, plus puissante aussi. On y avait représenté une clef coiffée d'une serrure ouvragée. Une version ironique de l'ouroboros, le serpent qui se mord la queue ? Celui qui détenait la clef du problème n'était autre que son propre créateur?

- Ceci, Lévi, c'est l'absolution du démon. Corps et âmes nous vivons pour lui.

Un sourire, enfin. Fugace, mélancolique...

- Grâce à lui, reprit doucement Hawkins, je la retrouvai. Il était allé la débusquer dans le bordel de Li Mao et l'avait arraché pour une somme généreuse à ses griffes de vampires. Je ne sais pas pourquoi il l'a fait, quels étaient ses intérêts. Je m'en contrefichais alors. De même pour Li Mao et Julian, j'étais trop bête à l'époque. J'étais juste heureux de le voir revenir.

Muet, j'attendis qu'il finisse. Mon café était froid depuis longtemps et le brouhaha n'avait cessé d'augmenter, comme l'heure avançait. Mais nous étions bloqués entre deux instants, prisonniers là d'une triste histoire. Les yeux brillants, Hawkins accrocha les miens.

- Voilà quel genre d'homme est Louis. Offre-lui mieux que ce qu'il a. Et si tu doutais encore de moi, tu sais maintenant que j'ai une dette envers mon Maître. Je t'aiderais.

Sans prévenir, il attrapa sa bière et la but cul sec. Reposa le verre avec violence et éclata d'un rire qui sonna faux.

- Ça fait du bien de pas t'entendre Lévi ! Allons ! 

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