10. Tenir la barre

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Il n'y a pas de temps dans les rêves. Ceux que vous y avez laissés il y a des siècles vous y attendent toujours.

À l'inverse, vous vous y enfoncez à vos risques et périls, car le reste de l'univers n'attend pas votre retour...

Caelus, Notes


« Ah, le voilà. »

Caelus referma une main satisfaite sur ce livre qu'il cherchait depuis des jours et qui venait tout juste de surgir sur son rayonnage.

Malgré l'organisation sophistiquée de la bibliothèque, ces ouvrages profonds jouaient parfois au plus malin avec lui ; à croire que Caelus n'était plus tout à fait le maître des lieux et que son phare, vaste créature intellectuelle, qui inspirait des compte-rendus historiques et expirait des joutes philosophiques, jouait avec lui de la même manière que ces livres jouaient avec leurs concepts.

Combien de fois s'était-il entendu dire : il me semble bien avoir posé cela quelque part... pour finir par mettre en doute l'existence même de ces compilations, de ces études, à croire qu'il les rêvait ou que, plus probable, la bibliothèque les inventait ? Le savoir accumulé ici atteignait peut-être une masse critique, passé laquelle il attirerait spontanément les connaissances de l'univers à lui. Les prémices de l'invasion s'insinueraient dans les étages, puis le savoir convergerait en masses encyclopédiques, menaçant l'équilibre de la structure.

Le bibliothécaire invoqua son pupitre de lecture ; les rayonnages de cèdre, mouvants comme des hallucinations, s'ouvrirent tels des rideaux, comme toujours lorsque Caelus ramenait à lui un objet stocké quelque part entre ces murs. Il posa le livre et l'ouvrit au hasard, car cela n'avait pas d'importance.

Cet ouvrage au cuir neuf matérialisait un souvenir de première main d'une grande précision, d'une qualité irréprochable. Caelus quittait rarement sa bibliothèque, sauf pour procéder à des recherches. Ses prospections le menaient partout ; jouant tantôt l'homme de science, de lettres ou de foi, selon l'usage du moment, il circulait incognito parmi les mortels en étudiant leurs pensées de loin, comme un homme attablé au café d'une gare regarde passer les voyageurs.

Sans Shani, Caelus serait passé à côté d'Aléane. La guerrière de l'aube rouge, toujours surgie du néant, ne s'entourait au mieux que d'une poignée de confidents. Les histoires officielles ne la mentionnaient que rarement, ou la divinisaient, une insulte faite à son indéniable humanité. Comme si on lui refusait ses efforts et ses miracles accomplis, en prétendant que tout ceci n'était qu'un complot d'immortels. Comme si sa mort n'avait pas d'importance ! Quelle ironie, alors que nul n'avait plus sacrifié qu'elle à ces peuples ingrats.

Le pupitre activé, un flot de livres roula aux alentours telle une vague écumeuse. Des toiles rougeâtres se dessinèrent autour de Caelus, des filaments arachnéens sur lesquels le souvenir s'attacha comme la chair sur les os. Pour un temps, Caelus devint Reg, un humain de la planète Neredia, qu'il avait rencontré dans une librairie d'Amor. Ce fragment de mémoire devait être vécu.

« Capitaine ? Capitaine ? »

Il ouvrit les yeux et se releva péniblement, un goût de sang dans la bouche. Ses bottes cirées glissaient sur le bois détrempé. L'eau ruisselant sur son visage brouillait sa vision. Des explosions d'écume jaillirent le long de la ligne tremblotante du bastingage. Les lampe-tempête du navire ballaient comme des balanciers fous, promenant des ondes blafardes sur le pont.

« Capitaine ? »

Le sol se déroba sous ses pieds. Reg s'accrocha à une corde. La mer grondait et le vent giflait les voiles en fracas incessants. Par-dessus ce tonnerre retentissaient des sifflements lointains, des cris étouffés et des claquements sourds. Poussé par des vents contraires et des courants traîtres, le navire s'était éloigné de la bataille – pour un temps seulement.

Nolim I : l'Océan des OmbresWhere stories live. Discover now