28. Mériter son nom

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« Tu ne fais pas partie de moi, dit l'homme. Tu n'es pas moi. Je crois que tu es une mage d'Arcs qui se maintient invisible ; tu t'es liée à moi pour quelque raison et nous sommes non pas dans mon rêve, mais dans le tien. »

La forme duale demeura immobile.

« Tu te trompes sur à peu près tout, souffla-t-elle, mais peut-être qu'en s'égarant deux fois, on revient sur son premier chemin. »

Elle avait une voix claire mais lointaine, comme la litanie d'une sirène chantée depuis le fond de l'eau. Des traits supplémentaires apparurent sur son visage.

« Alors explique-moi tout ceci ! tenta-t-il. D'ailleurs, dis-moi quel nom tu as choisi pour moi.

— Je n'ai pas choisi de nom.

— Moi pas plus.

— Il a donc été choisi au hasard. »

Il se frappa le front, ressentant toujours la présence de cette cicatrice disgracieuse qui le faisait ressembler à un golem.

« Voilà pourquoi il ne me convient pas !

— Non, Christophe. Il ne te convient pas parce que tu ne le mérites pas. »

La forme duale s'écarta de lui. Des lignes descendirent sur son bras, allant jusqu'à dessiner sa main ; mais ces esquisses fragiles, scintillantes, disparaissaient aussitôt constituées.

« Que doit faire un homme pour mériter son nom ?

— Tu ne sais plus qui tu es, n'est-ce pas ?

— J'ai décidé de faire avec ce qu'il me reste. »

Incapable de couper le cordon avec cette forme d'Arcs imparfaite, dont les liens descendaient aussi profondément que les ramifications de sa conscience, il se contenta de mettre un plus grand écart entre eux. D'un geste de la main, il repoussa sèchement le vent qui montrait les crocs ; il y eut une explosion semblable au passage du mur du son, puis un dégagement de poussière.

« Je suis un grand mage d'Arcs. Un mage des noms. Ce que je veux, je peux l'obtenir. Je pourrais devenir le roi de Vorago, ce marécage putride, mais la cité n'enferme aucun trésor digne de mon intérêt. Je prendrai les noms du Nomenclateur et je partirai d'ici. Océanos n'a pas réussi à me vaincre à l'aller et il ne pourra pas mieux au retour.

— Tu avais raison, Christophe.

— Quand ? Qu'ai-je dit ?

— Toutes les choses de cet enfer sont détestables. De grands criminels tombent dans les flots d'Océanos, mais ceux qui atteignent le fond sont pires encore... et toi, tu es une coquille vide encore affublée d'une forme humaine. Un être sans passé, sans avenir, sans idéaux, mais doté d'un nom.

— C'est vrai. Je pensais que je pourrais regagner quelque chose avec ce nom. Au lieu de cela, je n'ai droit qu'à un rêve abscons et une galante entrevue avec un souffle d'air.

— Il existe trois vérités, Christophe, pour chacun d'entre nous ; chaque prisonnier d'Océanos a ainsi une vérité capable de le détruire. Veux-tu connaître la tienne ?

— Je suis curieux d'entendre ton invention. Car la vérité n'existe pas, en tout cas pas ici, au fond de l'Océan, et surtout pas dans les rêves, qui sont le théâtre de mon bon vouloir.

— Voici ta vérité. Tu avais un idéal en entrant ici et tu l'as perdu. Tu avais un but. Une seule chose avait de l'importance à tes yeux. Tu as tenté de la préserver de la voracité de l'Océan, plus que ton propre nom, que tu as abandonné dès les premières vagues. Mais tu l'as perdue. Depuis, tu es vide.

— Ha ! Voici ma vérité. J'ai toujours été vide. Je suis un tyran, un criminel sans âme, qui parcours l'univers en faisant et en défaisant des empires ; je suis un grand voyageur toujours insatisfait. Je suis las de mon immortalité. Voilà qui est pire à entendre, n'est-ce pas ?

— Avoir perdu est pire que ne pas avoir possédé.

— Tais-toi, Aléane ! »

Il frappa dans le vide, car de la même manière qu'un galérien enchaîné traîne son boulet à chaque instant, cette forme duale réagissait aussi vite que lui ; il ne pouvait pas la toucher.

« Je ne sais pas ce que tu es. Je ne sais pas ce que tu veux. Je ne sais pas ce que tu fais ici. Laisse-moi en paix ! Je commence tout juste à reprendre mes marques. Tu dis que je ne mérite pas ce nom. J'en changerai. Je déteste déjà ce nom. Christophe ! Un roi ne peut pas se nommer Christophe.

— Pourquoi veux-tu être roi ?

— Parce que c'est ma nature. J'ai le pouvoir et je veux m'en servir. Je l'ai vu avec Aarto. Je le possède, tout comme je possède Vorago, même si ses habitants dispersés l'ignorent.

— Tu m'as appelée « Aléane ».

— C'est ton nom, pas vrai ? Toi aussi, tu as été engloutie par l'Océan.

— Sais-tu qui elle était ?

— Apprends-le moi.

— La tueuse des tyrans. »

Elle tendit une main menaçante dans sa direction, qui clignotait comme un luminaire proche de s'éteindre.

« Si tu prends ce chemin, Christophe, je me tiendrai au bout. Je te battrai. Car tel est mon rôle. Contrairement à toi, je n'ai jamais choisi mon nom. Il m'a été donné. Je n'ai jamais pu dévier de mon destin. Et si ce destin me mène face à toi, je lutterai contre toi.

— Tu ne me fais pas peur. Dehors. »

Une nouvelle vague parcourut la forme duale, révélant une grande partie de son image. Elle avait quelque chose de toutes les Aléane, et elle était subtilement différente d'elles. Car elle était la synthèse de cette séquence éternelle.

« Dehors ! » rugit-il, se redécouvrant l'âme d'un seigneur qui ordonne et que l'on obéit.

S'il devait être un tyran, qu'il embrasse ce rôle, ce serait toujours mieux que de ne rien faire. Tromper l'ennui en rêvant d'empires.

Nolim I : l'Océan des OmbresWhere stories live. Discover now