51. Je crois

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« Docteur Shani, je crois que je suis tombé amoureux. »

Qu'il parle, ou pas, cela ne changeait pas les habitudes du docteur. Shani regardait dans le vague, tripotait ses lunettes, triturait une mèche de cheveux ; de temps à autre, il lançait une phrase pompeuse à un public absent, attendant une reconnaissance qui ne lui viendrait pas.

Shani était seul, et le serait toujours, comme le dernier membre d'une espèce en voie d'extinction.

« Ce n'est pas un livre que je recherchais dans cette bibliothèque. Je ne pouvais pas le savoir avant de l'avoir trouvée, elle... mais quel est son nom ? Je l'ignore.

— Le problème fondamental, car il y a un problème, c'est le temps. Car le temps, c'est la dégradation de l'énergie. La désintégration des particules élémentaires. Le glissement des équilibres cosmiques. C'est cela, le problème.

— C'est une sensation nouvelle. Comment m'assurer qu'il s'agit d'amour ? Je ne saurais même pas dire si cela existe vraiment. Personne ne m'en a jamais donné.

— Les choses se rangent en deux catégories, et par choses, j'entends aussi bien les choses vivantes et les êtres humains : les fins et les moyens. La fission des noyaux provoque la transformation progressive des fins en moyens. L'univers s'étend, s'aplatit, se complexifie, et reboucle sur lui-même ; c'est une conséquence naturelle de la dégradation de l'énergie. La transformation du rayonnement cohérent en chaleur. Du son en bruit.

— Peut-être une simple admiration mutuelle.

— Vous, Christophe, vous naviguez à contre-courant de ce processus. Voici mon analyse. Vous persistez à vouloir être une fin alors que tout fait de vous un moyen.

— Ou peut-être que je ne devrais pas le nommer. Ce sont des mots qui ont de nombreux sens. Leur sens existe en dehors du mot. Dans l'intention. C'est quelque chose qu'on ne peut pas capturer avec un phonème ou un symbole. C'est un regard. Un souffle. Un rêve.

— En effet, l'histoire montre que les rois sont remplacés par des présidents ; or un roi, c'est un être en soi, une fin ; un président, c'est un moyen ; une partie d'un processus.

— Ne l'aurais-je pas rêvé ? Dans ce cas, c'est un rêve qu'il me tarde de faire à nouveau. Un rêve qui serait plus vivant que le réel. Comme si c'était cela la Vie. Comme si c'était cela que j'avais perdu. Je suis prisonnier de moi-même. Elle est ma porte de sortie. Mais n'est-ce pas fonder de trop grands espoirs ?

— Voyez-vous en elle une fin ou un moyen ? »

La brusque reconnexion de leur dialogue lui fit l'effet d'un choc électrique.

« Je reprends, dit lourdement Shani. Si elle est un moyen, c'est-à-dire un élément d'un processus, par exemple le moyen de vous sauver de vous-même, alors votre amour est voué à sa perte, et vous en serez la cause. Si elle est une fin en soi, c'est-à-dire l'aboutissement d'un processus, alors votre amour est voué à sa perte, et l'univers en sera la cause. Dans tous les cas ça ne vous mène nulle part. Tous les rois sont devenus des présidents.

— Pourquoi me parlez-vous de rois et de présidents ?

— Moyen ? Fin ? La transformation est une grille d'analyse pertinente. Elle a été discrète ; les dieux ont eu peu conscience de cette grande manœuvre. Mais tout est dans votre livre. Shani était une fin en soi, devenu un moyen. Arès était un être libre, devenu un moyen. Caelus était un puits de savoir universel, devenu le moyen de ce savoir. Et Kaldor lui-même, sage parmi les sages, s'est fait prendre à son propre jeu. Il est devenu une partie inconsciente de son propre Plan, comme la fourmi soumise aux mécaniques primaires de ses activations neurales, qui n'a de sens qu'en partie du tout.

Nolim I : l'Océan des OmbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant