31. Aléane, une dernière fois

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Comme elle ? Zor ne pouvait parler que d'une seule personne, Almena ou Aléane selon les langages, celle qui l'avait battu et avait mis fin à ses rêves de tyran ! Mais Christophe ne voulait pas en entendre parler. Il ne voulait pas que quelqu'un d'autre révèle les Arcs secrets qui le liaient à cette figure éternelle.

Christophe joua de vitesse et devint tornade humaine, aussi puissante qu'inconsistante. Partout présent autour de Zor, mais ne pouvant être trouvé nulle part, il laissait derrière lui des silhouettes figées dans l'air, comme les figures d'une chronophotographie.

« Serais-tu... elle-même ? »

Un choc frappa Zor sous le menton, qui fissura son visage et l'envoya cogner contre son trône. Christophe rassembla sa forme astrale en un seul point de l'espace ; il retomba au sol comme un ange descendu des cieux.

« Je n'ai rien à voir avec Aléane.

— C'est ton intention. »

La respiration sifflante, Zor s'accrocha à son trône pour se relever. Des morceaux de pierre tombaient de son visage.

« Ce que tu ne comprends pas, ce que tu ne contrôles pas, tu le hais et tu veux le détruire. Telle est la voie du tyran. Mais tu ne peux pas détruire Aléane, car elle est en toi. Que serais-tu sinon ? Ce nom tout récent ne signifie rien. Tu n'as aucun souvenir. Si tu essaies d'arracher ce cordon qui émerge de toi, ton cœur partira avec.

— Je vais vous détruire, annonça Christophe.

— Là encore, c'est ton intention. »

Un souffle d'air s'engouffra dans les portes du manoir, restées ouvertes. Une suggestion de forme humaine, faite d'entrelacs violacés, prit racine sur les dalles de pierre ; à chaque pas elle s'en détachait et semblait perdre une partie de sa consistance, puis se reformait au contact du sol.

« Ô, Christophe, ô arpenteur de mondes... »

Le Roi sous la mer, prenant appui sur les accoudoirs de son fauteuil, s'assit de nouveau, curieux.

« Qu'es-tu devenu ? » demanda la forme duale, dont la voix oscillait au même rythme que ses tentatives d'apparaître.

« Privé de tout, un homme revient toujours à ses instincts primordiaux. Vaincre ! Tuer ! Survivre ! Je suis cet homme. Je vais tuer Zor comme j'ai tué d'autres rois, dans leur sommeil, la veille de leur couronnement. J'ai assassiné César, j'ai mis le feu à Carthage, j'ai ouvert les portes de Troie et celles de Babylone ! Je ne suis pas comme toi. Je n'apporte pas l'aube, mais le crépuscule. Je suis l'étincelle de chaos qui provoque le changement.

— Il n'y a rien... »

Sa forme se concrétisait. Une marée de violet remplit son intérieur creux, l'opacifiant, puis des couleurs dégradées remontèrent le long de ses doigts, de ses bras. Une énergie immense se déversait dans le faisceau d'Arcs qui les liait tous deux. Elle se servait de Christophe pour exister !

« ...rien de pire qu'un homme qui a perdu ses rêves. Il vaudrait mieux pour toi... que tu n'en aies jamais eu. »

Restaurée, la synthèse des Aléane tendit le bras ; une lame noire vint le compléter, un cimeterre courbe taillé pour la guerre. Elle ne jouait pas de magie d'Arcs ; elle était elle-même une manipulation d'Arcs, un rêve éveillé qui parasitait son esprit.

« Que veux-tu ? demanda-t-il, fulminant, car sa colère masquait sa honte ; elle l'arrêtait alors qu'il s'apprêtait à commettre un crime, elle avait tout à fait le droit de le juger pour cela !

— Tu ne tueras pas le roi Zor. »

Le roi de pierre fut pris d'un fou rire, ou plutôt d'un rire fou, qui agita son corps monstrueux comme un tremblement de terre.

« Après m'avoir tué une fois, s'exclama-t-il, voici que tu viens me sauver la vie ? Quand on m'a dit que les femmes changeaient souvent d'avis, je n'aurais pas imaginé à ce... »

Un sifflement s'évasa dans l'air, trop vif pour deviner quelle direction il venait d'emprunter. Aléane n'avait pas bougé, mais une lame plus épaisse et plus lourde venait de traverser la salle du trône sous la mer, et s'était plantée entre les deux yeux rouges et profonds de Zor, séparant son crâne de pierre en deux parties.

« Point » grinça la moitié gauche en glissant sur le côté comme une avalanche, tandis que le roi s'écroulait sur son siège.

« Souviens-toi, Christophe, une seule chose avait de l'importance à tes yeux.

— Laisse moi ! »

Ils se croisèrent ; deux formes astrales trop parfaites pour ce monde en déréliction, deux aberrations dont la conjonction surprenante ne pourrait qu'attirer l'œil grondant d'Océanos. Christophe s'entoura d'armes fulgurantes, semblables à des éclairs, dont la meute vorace vrombissait autour de lui, qu'il dirigeait de quelques câbles d'Arcs. Aléane s'était dressée entre lui et son désir de pouvoir ; elle avait ressurgi de sa propre légende pour venir lui asséner une leçon de morale !

Elle traversa sans dommage cette tornade mortelle, avec l'instinct décisif du lémurien capable de sauter d'un cactus à l'autre sans se piquer ; car elle était liée à ce tout et en ressentait chaque mouvement. Souple, Aléane se détachait par instants du sol, flottait dans les airs en une parodie d'apesanteur, découpait ses armes inventées et rabattait vers lui ses propres outils comme des chiens de chasse renvoyés au chenil.

« J'ai toujours été vaincue, annonça-t-elle. Mais j'ai toujours gagné. »

Choqués par la disparition brutale de Zor, dont la pierre se désagrégeait déjà, ses chœurs damnés se levèrent comme le brouillard monte au petit matin ; ils arrachèrent leurs chaînes pourrissantes, se jetèrent contre les colonnes et les statues, s'écrasèrent sur les vestiges branlants du palais de Zor, qui tremblait sous leurs assauts. Un autre roi, dans cet enfer, imposerait son rêve ; lui aussi aurait son palais englouti, recroquevillé sur ses ultimes vanités. En attendant que cet autocrate se désigne, l'esprit de révolte commandait de mettre à bas l'ordre établi, dans une frénésie aussi féroce que spontanée.

Les dalles éclatèrent bientôt en flots de vase, car ce manoir était le rêve exclusif de Zor, qui s'enfonçait dans l'eau trouble du marécage, à mesure que le fond d'Océanos en absorbait la substance. De grandes lézardes crevassèrent les murs, dans lesquelles rampait le limon verdâtre ; des vitres se brisèrent et des poutres de pierre éclatèrent sous les nouvelles tensions. Une des grandes statues se pencha vers les duellistes comme s'ils avaient éveillé son intérêt, puis la tête du roi ancestral se détacha de son cou et roula dans la fange, qui s'insinuait par tous les pores de la pierre. Les âmes damnées surnageaient parmi les débris, se dévorant entre elles, ce qui les métamorphosait en monstres à deux ou trois têtes.

Christophe prenait à peine la mesure de ses capacités. Le rêve était un terrain si malléable qu'il pouvait y créer son propre espace. Comme leur terrain de duel coulait, il jeta une poignée d'Arceaux, des assemblages d'Arcs qui s'arrangèrent spontanément en sphère, écartant le manoir de Zor qui s'ouvrait sur la nuit de Vorago, déformant la chute des pierres en événement lointain et ralenti. Aléane le suivit sur ces chemins en reconfiguration permanente, au mouvement alambiqué semblable aux sphères célestes de la cosmologie Ptolémaïque. Ce rêve dans le rêve, fait d'arches tournantes, qui s'étendait et se répliquait déjà à l'infini autour d'eux, était aussi à elle.

Nolim I : l'Océan des OmbresWhere stories live. Discover now