14. Régner sur les mondes

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(1100 mots)


En ces temps-là, Justitia régnait sur les mondes.

Ou pour être exact, un monde.

À l'exception de quelques localités séditieuses.

Mais bientôt un monde entier !

Kaldor éliminé, Caelus dépassé, Aléane vaincue, elle ferait rebâtir les vaisseaux de ses légions stellaires et, depuis Neredia, partirait à la conquête des autres planètes, comme elle l'avait fait vingt siècles plus tôt !

Sortie du plan de l'astral, Justitia regagna son corps humain sur le Garuda. Elle était agenouillée au centre d'une dalle de marbre, comme un pèlerin en prière. La déesse-impératrice ouvrit les yeux et inspira profondément. Son entrevue avec le dieu-savant ne s'était pas déroulée comme prévu, mais ce n'était qu'un accroc dans une toile immense, qui ne pouvait interférer avec ses autres plans. Oui, à ce moment, Kaldor devait être enfin mort, son plus grand ennemi vaincu.

Justitia en savait bien moins qu'elle ne souhaitait se l'avouer ; mais elle savait au moins que Kaldor avait causé l'oiseau de feu, et que l'oiseau de feu, l'Aton, avait causé la perte de son empire originel. À cette époque, Justitia, vaincue, réduite à l'état de spectre astral, avait erré dans les rêves. Shani et Kaldor l'enjoignaient à trouver la paix. Mais la paix n'existait pas pour elle.

Un jour, poussant la porte de rêves humains, elle avait retrouvé Neredia, la capitale de son précédent règne. Discret fantôme, elle était entrée dans la vie d'une femme anonyme. Elle avait vu l'injustice régnant sur le monde et, plutôt que d'en appeler à des dieux absents, comme le faisait cette idiote priant Kaldor, Justitia avait décidé d'agir.

Elle avait mené l'assaut sur l'esprit de cette humaine sans importance. Son monde intérieur était une citadelle à l'abandon, sans défense, mais perchée sur une falaise abrupte. Justitia avait grimpé le long de cette paroi ravinée par le temps ; elle avait massacré les habitants, renversé les autels au dieu Kaldor et s'était installée en ces lieux. Elle avait repris vie. Bientôt, un empire était né à ses pieds.

Depuis la verrière de sa salle de repos, les flots rougissants du crépuscule tombaient sur elle comme un présage. D'elle ou Aléane, deux êtres supérieurs d'apparence humaine, une seule se tiendrait debout à l'aube. Justitia décida de prendre l'air sur le pont du Garuda. Des domestiques en livrée noire attendaient sur les côtés de la pièce, aux abords de l'étoile de marbre réservée à la déesse. Elle leur ordonna de préparer sa tenue de guerre.

Vingt siècles plus tôt, la déesse disposait d'un corps à sa mesure, d'une force herculéenne, mieux à même d'incarner son ambition gigantesque et d'asseoir sa supériorité sur ses sujets. Elle devait se contenter aujourd'hui d'une humaine, de grande taille certes, bâtie pour le combat, affûtée par des années d'entraînement solitaire. Aléane ne serait pas différente. Ainsi elles lutteraient comme deux sœurs jumelles, à forces égales, et seule triompherait la volonté supérieure.

Une coursive spécialement aménagée la mena à l'extérieur, sur le pont du vaisseau – le toit du monde. Une bourrasque secoua ses cheveux d'or et le garde qui tenait la porte manqua d'être écrasé par le courant d'air. Vu de dessus, Garuda était une étendue lisse, blanche et grise, faite de métal et de bois peint. Elle avait fait surgir ce monstre technique d'une société maîtrisant à peine la machine à vapeur, comme le mage creusant la glaise pour donner vie à ses golems. Sur un chantier secret, aux confins de son empire naissant, des milliers d'ouvriers sans famille s'étaient tués à la tâche, sitôt remplacés lorsqu'ils tombaient des échafaudages, se brisaient les doigts ou les bras, mouraient de fatigue ou de faim. Des centaines d'ingénieurs avaient œuvré sans relâche à la conception des suspenseurs de gravité. Faute d'inspirer la dévotion parmi ses sujets, Justitia maîtrisait le registre de la peur ; chaque jour, elle tuait l'homme qui l'avait le plus déçue, qu'il s'agît du charpentier s'étant trompé dans la longueur du madrier, de l'ingénieur qui avait fourni de mauvais calculs, ou d'un amant passager.

Le sentiment d'accomplissement qui l'étreignit à cette vue paisible calma toutes ses appréhensions.

Amor apparaissait à quelques kilomètres. Autrefois capitale de son empire, la cité s'était repliée sur elle-même comme une plante privée d'eau. Le long du fleuve qui la traversait, Justitia replaça mentalement les quartiers de son Sénat, les temples, les casernes, les astroports d'où décollaient ses légions. Le Temps avait arraché jusqu'au souvenir de cette époque glorieuse.

Plus loin, Sol Neredia perçait la ligne d'horizon.

Je vais bientôt te rejoindre au firmament, songea Justitia. Mon renouveau est en marche. Cette fois, aucun autre dieu ne viendra se mettre en travers de mon chemin. Je les ai vaincus !

« Je suis la dernière immortelle ! lança-t-elle au vent.

— Pas encore » lui répondit ce dernier.

Un homme en toge blanche se découpa par-dessus le disque rougeoyant. Shani surgissait dans la réalité, aussi clair d'apparence que sa nature spirituelle était complexe, car la simplicité est une forme ultime de sophistication.

« Kaldor est mort, rétorqua-t-elle.

— Pas encore, répondit-il d'un air chagriné, comme si elle ne méritait pas mieux que la même phrase répétée en boucle.

— Alors, il le sera bientôt, et vous aussi.

— Dites-moi, combien de temps est-ce que cela vous a pris ? De faire construire ce vaisseau, de former cet équipage, d'accumuler cette énergie ?

— Plusieurs siècles de travail. Avant de renaître, j'errais dans les esprits de Stella Nemus ; j'ai poussé les humains de là-bas à lancer cette mission.

— Pourquoi Kaldor ? Que vous a-t-il fait ?

— La liste est trop longue. »

Shani se tourna vers la cité en contrebas. Tous ses feux éteints, Amor retenait son souffle.

« Aujourd'hui, vous ne comptez pas seulement attaquer Amor, mais la détruire.

— Cette cité a été ma glorieuse capitale. Ce n'est plus qu'un taudis dont je ne peux rien faire, sinon une démonstration de pouvoir.

— Je vous en empêcherai.

— J'ai prévu de longue date votre interférence dans mes plans. »

Elle ouvrit les bras comme on accueille un ami.

« Venez, Shani, battons-nous. Vous êtes un astral, je suis une humaine, luttons donc dans un théâtre adapté à nous deux. J'ai le rêve qu'il nous faut. »

Nolim I : l'Océan des OmbresNơi câu chuyện tồn tại. Hãy khám phá bây giờ