46. Stella Medius

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Vous ne croiserez jamais, dans vos rêves, ceux qui ont choisi d'y vivre pour toujours. Car ils ont fini par disparaître.

Kaldor, Principes


Christophe venait de poser le pied dans un piège. C'est du moins ce qu'il conclut aussitôt, tandis que s'évasait autour de lui un rêve dans le rêve, qui se déroula tel le décor d'un opéra. La voix avait rebondi sur cette toile d'araignée, et il dut suivre son parcours erratique parmi la végétation dense qui se massait désormais autour de lui, jusqu'à trouver une femme qui l'observait d'une hauteur.

Elle se tenait debout sur un de ces arbres tropicaux, dont les branches s'étendent en largeur sur des dizaines de mètres, et dont descendent des milliers de fibres qui, une fois touché terre, deviennent de nouveaux troncs, qui encerclent le cœur tels les arcs-boutants d'une cathédrale gothique.

La voyant, Christophe arma sa main d'une lame d'acier, simple aiguille sans poignée ni garde, qu'il arma comme un javelot. C'était le réflexe d'un homme qui avait connu les illusions des rêves, rencontré les esprits sombres qui y ruminent leurs désirs de vengeance et, plus d'une fois, affronté ces fantômes ; c'était aussi celui d'un homme à qui l'univers n'avait rien à apporter, et qui ne craignait pas de s'opposer frontalement à tout ce qu'il rencontrerait sur son chemin, plutôt que de parlementer.

Un instant, il avait cessé de penser à Écho, qui avait donc disparu. Christophe lança son harpon ; la femme dévia sa course et le laissa disparaître parmi les branchages, projectile devenu inutile sitôt qu'il avait manqué son but.

« Qui es-tu ? s'exclama Christophe. As-tu un nom ? »

La femme s'assit et le toisa intensément. Ce n'était pas Aléane, mais son esprit difficile d'accès, semblable à une forteresse bien organisée et bien défendue, témoignait d'un certain rang parmi les ombres des rêves.

Elle portait des pièces d'armure dépareillées, semblables à ces absurdités volontairement incomplètes avec lesquelles combattaient les gladiateurs de l'ancienne Rome. Des tatouages couvraient ses bras et ses épaules, rédigés en une langue qu'elle seule connaissait sans doute.

« Je te reconnais, annonça-t-elle gravement. Tu es le tyran. »

Christophe songea que cette jungle encombrée de feuillages n'était qu'un fragment flottant dans l'immensité de Medius, une inclusion dont la femme inconnue formait le centre, qui se présentait ainsi à l'arrivant en son domaine.

« Quel tyran ?

— Ils se ressemblent tous ; il n'y en a qu'un seul.

— Ceci est Stella Medius. L'astre intermédiaire. J'aurais pu l'inventer tout seul. Et toi, qui es-tu ?

— N'es-tu pas un mage des noms ? C'est inscrit sur mon front. Lis-moi donc. »

Il approcha son esprit avec prudence.

« Arès. »

Si ses yeux ne voyaient qu'une forme astrale humaine, son esprit la compléta bientôt par des émanations rougeâtres, circulaires, troublantes comme une illusion d'optique.

« On a donné ce nom à un dieu de la guerre. Pourquoi adoptes-tu cette forme ?

— Parce que je suis seule. Personne pour me poser une question aussi idiote que la tienne. Et peut-être préfères-tu d'ailleurs que je ne fasse pas usage de tous mes pouvoirs ; car tu viendrais alors à mourir... de manière définitive.

— Que fais-tu ici ?

— Bonne question. »

Considérant sans doute que Christophe ne représentait qu'un intérêt mineur, la femme descendit à son niveau ; elle détourna son regard et s'en alla à pas lents, privilège de ceux qui n'ont ni de temps à perdre, ni de grandes choses à accomplir. Après elle, les arbustes et les fougères se soulevaient en vague verte, s'enchevêtraient en murs infranchissables. Christophe les écarta, installant des Arceaux rigides pour empêcher les broussailles de coloniser tout cet espace.

« Attends ! somma-t-il.

— Tu as essayé de me tuer, nota Arès.

— C'est de coutume entre les dieux, je m'attendais à ce que tu en fasses autant.

— En effet. Tel est mon rôle.

— Tu es... le gardien de ces lieux ? »

Il se transporta jusqu'à elle – ou lui, pas d'importance – forçant Arès à prendre acte de sa ténacité.

« Je suis... j'étais... j'ai régné autrefois à Stella Ostium ; j'étais le verrou de la porte. Mais cette porte ne fonctionne plus comme autrefois.

— Explique-toi.

— J'ai failli à ma mission. »

D'un geste, Arès écarta les branches ; l'immensité rocheuse de Stella Medius reprit sa place autour d'eux.

« Là-bas, annonça-t-il gravement, se trouve ce qu'on nommait alors le Monde Solitaire.

— Oui. Il paraît qu'un ami de Kaldor s'y trouve.

— Un ennemi, plutôt.

— C'est parfois ambigu.

— Oui... parfois. »

La femme se rapprocha de lui, comme si elle venait de changer d'avis.

« Le Monde Solitaire flétrissait et son peuple décida de s'enfuir. Il emprunta la route qui se trouve devant nous, traversa la porte que tu as traversée et rencontra le chemin de Kaldor.

— Ce peuple avait-il un tyran ? Je cherche une personne...

— Tu recherches Aléane, compléta Arès. Mais quel que soit l'époque, quel que soit le lieu, elle te sera toujours perdue, car telle est sa malédiction.

— Elle se trouve peut-être encore là-bas. J'ai parcouru tout l'univers... sauf ce monde !

— Ne fais pas cela. »

Une tempête s'annonçait derrière eux. Des fumées semblaient surgir de l'horizon, puis s'accumuler en tourbillons sphériques, en forme de conques marines, prêts à déverser leur trombes. Une odeur d'ozone et de cendre rampait dans l'atmosphère.

« Pourquoi ?

— Je suis le gardien de Medius. Mon rôle est de t'empêcher d'avancer. Je serai donc forcé de te tuer, et cela me fatigue.

— L'homme que tu vois a échappé aux bouillons d'Océanos.

— Je vois un fanfaron. Tu étais une fourmi, Océanos le soulier. Reste ici ! Tes rêves ne te sont-ils pas agréables ? Celle que tu cherches viendra t'y visiter, et si tu acceptes d'oublier que c'est un rêve, alors tu seras arrivé à destination. Un homme ne peut espérer mieux que cela. »

Arès se cherchait un nouveau visage ; sa forme astrale ondoyait comme un reflet dans l'eau.

« Si tu l'acceptes, je pourrais être celle que tu désires. Nous conjurerons ensemble notre solitude de vieux immortels. Nul ne viendra plus nous déranger dans notre rêve. À condition que tu abattes Kaldor une bonne fois pour toutes.

— Pourquoi ?

— Parce Pandore a hésité longtemps, mais elle a fini par ouvrir la boîte.

— Quel secret gardes-tu, Arès ? Qui t'a enchaîné à cette tâche ingrate ?

— Kaldor.

— Je ne comprends pas.

— Tu n'as pas besoin de comprendre. Je veux que tu oublies cela. »

Sa main rencontra la sienne. Sa douceur, sa chaleur éveillèrent de vieux fantasmes. Paniqué, Christophe s'écarta. Il invoqua des fouets d'Arcs émergeant de ses ongles, dans le prolongement de ses doigts ; qui claquèrent, menaçants, découpant plusieurs phalanges d'Arès, comme des morceaux de pierre aussitôt tombés en poussière.

Nolim I : l'Océan des OmbresWhere stories live. Discover now