27. Aléane, mille fois

13 7 0
                                    


Je crois qu'aujourd'hui, personne n'a dénombré toutes les existences passées d'Aléane. Il faudrait lui consacrer une bibliothèque toute entière.

Caelus, Notes


Nous ne voyons que par contrastes. De même que nos yeux s'habituent à la lumière et l'obscurité, les couleurs ne nous apparaissent que par leurs différences flagrantes. Des fonds d'Océanos à la dispersion marécageuse de Vorago, le regard de cet homme s'était posé sur des vert-de-gris délavés. Ainsi cette plaine rouge, couverte d'une poussière volatile, fut-elle aussi intolérable à ses yeux qu'à sa respiration saccadée ; au premier choc du vent, il s'effondra dans ce sable crépusculaire.

Je suis, songea-t-il. Mais où suis-je ? Quand ? Dans quel but ?

Car tout rêve a un but, tout rêve comporte un message caché ; l'expérience de nos voyages intérieurs complète celle de notre vie éveillée. Pour cet homme privé de nom et de mémoire, le moindre grain de poussière de ce rêve était précieux.

Il affronta donc le vent avec résolution. Si ce rêve souhaitait lui montrer quelque chose, il ne laisserait pas cette vérité se dérober au dernier instant, comme elles le font toujours. S'il tenait en main le livre de ses origines, il ne laisserait pas le vent tourner les pages et lui faire perdre le fil ; s'il refermait son bras sur l'architecte de son destin, il ne laisserait pas ce dernier s'enfuir comme un lézard abandonnant sa queue.

Je suis...

Il posa la main sur son front. Son nom s'y trouvait inscrit, comme un marquage au fer rouge. Il n'avait pas encore cicatrisé, il ne s'était pas coulé dans sa forme astrale. Ce nom le refusait ! Il émettait, disons, des réserves.

Je ne suis donc pas encore. Pourquoi es-tu désormais mon nom ? Qui t'a choisi ? Que dois-je faire pour te mériter ?

Dans un lieu coupé de l'univers, comme les gouffres d'Océanos, il arrive quantité de mystères, et le voyageur égaré remplit sa besace de questions sans réponse.

Rouge comme la plaine qu'il soulevait en vagues, le vent le rabattait sans cesse au sol, refusant chaque nouveau pas, gardien impavide d'un secret trop grand pour être dévoilé aussi tôt. Mais on n'est jamais un assez bon adversaire pour soi-même. Bientôt, ce Sirocco rageur dut se retirer, le laissant traîner seul ses pieds dans la poussière.

Il releva la tête. Son visage s'était peint en rouge, tout comme le cuir de son vêtement, jusqu'aux incrustations sous ses ongles sales. Du moins ses mains avaient-elles retrouvé leur chair. Il les agita dans l'air comme s'il conjurait des maléfices druidiques. Je ne suis pas encore vaincu, songea-t-il, je ne suis pas encore parti ; si Océanos n'est pas parvenu à me vaincre, nul n'en sera capable.

Une statue se trouvait devant lui, une figure humaine figée dans la pierre, couverte de la même poussière que lui. Il marcha jusqu'à son socle, posé au croisement de figures éphémères que le vent dessinait dans le sable. Il regarda cette femme dans les yeux. Dans tout rêve, voir, c'est déjà connaître. Mais cette statue était aussi creuse d'Arcs que de conscience. Cette représentation était un objet pour soi, qu'il ne parvenait à relier à aucun souvenir – pas mêmes les siens.

« Qui es-tu ? » demanda-t-il à haute voix, car parfois les rêves répondent à ce genre de question.

Mais son expression interrogative resta inchangée, sa tête penchée sur le côté ne dévia pas. Quelques grains de poussière tombèrent seulement de son nez.

« Es-tu ma forme duale ? Suis-je... ou ai-je été... toi ? »

Il se pencha pour lire un nom sur le socle. Aléane. Qui était-elle ? Quand avait-elle vécu ? La statue ne répondait à aucune de ces questions. Elle n'éveillait pas en lui le souvenir, mais la possibilité d'un songe, un écho rapporté. Elle ne faisait qu'ouvrir une autre porte, un autre mystère. Toujours ignorant de son propre nom, l'homme se demanda s'il ne venait pas de le lui emprunter. Recevait-il un message de sa précédente propriétaire ?

Une fois fait le tour de la sculpture, l'homme constata qu'une deuxième venait d'apparaître à quelques mètres, comme déposée par le vent qui, calmé, secouait ses tourbillons plus près du sol. Elle représentait une autre femme, plus jeune, au visage tout à fait différent. Elle était assise, le visage à moitié dissimulé par sa main, comme si elle pleurait ou méditait. La statue était dotée de détails prodigieux, pourtant il en manquait quelques fragments ; une mèche de cheveux s'était brisée. Pris d'une intuition, l'homme lut le nom gravé. Il buta sur les hiéroglyphes, mais la barrière du langage n'arrête pas plus les grands mages d'Arcs que les murs d'acier. Ils lisent aussi bien les pensées vivantes dans les esprits que les résidus de ces pensées coagulées sous forme de langage écrit. Al-mena. Le même nom.

Impossible ! Comment deux êtres différents peuvent-ils porter le même nom, au sens des Arcs ? Un même index ne peut pas désigner deux choses différentes. Sinon, l'univers ne s'effondrerait-il pas aussitôt, tous ses chemins démultipliés, les rêves éclatant en fractales chimériques, sur lesquelles les esprits seraient fragmentés à l'infini ?

Et en effet, cet esprit s'était fragmenté, dispersé à l'instar de ces statues qui n'étaient pas une, ni deux, mais déjà des milliers, sur une seule ligne.

Des milliers de personnes qui, dans l'identité de leur nom, en devenaient anonymes.

Remontant cette ligne comme l'échelle des temps, l'homme troqua sa marche paisible pour une course endiablée ; car cette séquence ne semblait pas avoir de fin et, à tout moment, le rêve pouvait lui échapper, gardant son ultime secret pour lui ! Toutes ces femmes, assises ou debout, tranquilles ou méfiantes, humaines ou presque humaines, passèrent devant lui comme une pellicule cinématographique. Ainsi vit-il les statues fondre. Le temps burinait le visage d'Aléane ; plus il remontait, plus elle s'effaçait parmi les souvenirs d'une époque révolue. L'homme n'avait d'autre choix que de poursuivre son chemin.

Il s'arrêta à mi-chemin, haletant ; il tanguait entre deux mondes. Au loin sur sa droite se trouvaient des Aléane encore intactes, mais pour combien de temps ? Il faisait face à un visage sans bouche, surmonté d'une paire de sourcils ; la statue tenait en main un objet émoussé qui aurait pu aussi bien être un livre qu'un bouclier. À gauche, elle perdait un bras, puis deux, puis ses moignons se réduisaient jusqu'aux épaules, enfin sa tête semblait rentrer dans son corps, tandis que des trous apparaissaient dans son buste, comme un calcaire creusé par mille ans de pluies acides.

Océanos, dieu du déclin, président de l'enfer, n'avait pas le monopole de l'effacement. Il assistait ici à l'œuvre du maître entre tous, de l'ultime tyran, celui qui rattrape même ceux qui ont réussi à échapper à l'Océan – le Temps !

« Quelle étrange vision » conclut-il en voyant s'approcher la fin de la série.

Il ralentit sa course. Les formes à sa droite se confondaient toutes dans leur inhumanité, comme des golems de glaise soulevés par un mage débutant. Aléane rentrait dans son socle et la dernière statue n'en fut pas une – ce fut une absence de statue.

Son socle était brisé et son nom effacé.

L'homme tourna son regard vers la droite. Il avait vu toute la séquence. Le rêve lui avait tout montré. Aucun secret ne se trouvait au bout. Rien que de nouvelles questions.

« Aléane, mille fois. Qui es-tu ? Pourquoi es-tu dans mes rêves ? »

Ce pouvaient être des inventions. Il avait connu une Aléane, autrefois, qu'il n'avait pu posséder comme il le souhaitait. Chez un tyran habitué à l'exercice facile de son pouvoir, le désir insatisfait est un choc, qui engendre une compulsion monstrueuse.

« J'espère que ce n'est pas cela » dit-il en fronçant les sourcils, tandis qu'il réfléchissait à ce qu'il pourrait bien faire de cette collection de statues, tel un jeune cadre qui vient de déménager et fait le tri parmi les souvenirs de sa précédente carrière.

Car à nouveau nom, nouvelle existence, et s'il pouvait en profiter pour se débarrasser des compulsions de sa vie passée, il ne s'en sortirait que grandi.

« Tu resteras une question sans réponse » dit-il à la statue, identité éclatée en multitude.

Il crut qu'un souffle d'air agitait la poussière à ses côtés, mais il se chargea soudain d'éclats violets, s'infléchit et dessina une forme approximative pour une silhouette qui n'avait pas cessé d'être à ses côtés.

« Tiens, te voilà, ma forme duale. Je crois que je sais qui tu es. »

Nolim I : l'Océan des OmbresWhere stories live. Discover now