20. Au fond des eaux

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(1100 mots)


L'homme tombait.

Dans l'abîme, la lumière n'est pas seulement rare : elle est interdite, frappée d'anathème, car seuls en font usage les prédateurs vicieux qui leurrent leurs proies avec des appâts scintillants. Chaque fois qu'il voyait un de ces feux-follets évanescents passer près de lui comme une bouffée de fumée blanchâtre, l'homme ressentait une peur panique, signe qu'il appartenait désormais au macrocosme océanique.

Privé de nom, privé de souvenirs, privé de rêves, incapable de savoir ce qui l'avait amené ici ni ce qui l'attendait au-delà, il se révéla bientôt incapable de penser en termes de passé et d'avenir. Plus il descendait, plus se réduisait sa vision de l'univers, comme la portée restreinte d'une torche sous-marine, incapable de percer plus de deux mètres de ce brouillard opaque ; si bien que l'univers fut bientôt moins qu'un rêve. La vérité se trouvait dans l'océan, dernier présent à ses yeux, perceptible, observable et mesurable.

Mais l'océan lui-même échappait à son entendement. Ayant perdu toute sensation dans son corps astral, l'homme voyait encore, mais il n'avait plus rien à voir, sinon des images inventées, des hallucinations peuplant les ombres alentour. Il goûtait encore cette eau amère, mais cela dura tant qu'il perdit le goût. Il entendait les chocs remontant des profondeurs, mais les confondit bientôt avec ses battements de cœur. L'océan était un paradoxe liquide, à la fois écrasant et incorporel. Ne pouvant le cerner, il cessa de croire à son existence, donc à sa menace. Comment quelque chose qui n'existe pas peut-il être un mal ?

L'océan avait cessé de lui parler. L'homme plongeait dans sa panse gargantuesque. Privé de nom, il aurait tôt fait d'être dissous par ses sucs invisibles. Ses mains perdaient déjà leur substance, qui s'arrachait sans douleur en filaments laiteux, laissant comme une structure translucide et gélatineuse, semblable au corps mensonger des méduses.

Des masses sombres gonflaient alentour comme les tourbillons de maelströms furieux. Il atteignait le fond de l'océan, contre lesquels se heurtaient des courants descendus comme lui de la surface, où circulaient des créatures des profondeurs épargnées par la voracité de l'océan. Ces cerbères aquatiques, symbiotes charognards du maître des lieux, l'avaient senti approcher et affûtaient déjà leurs crocs. Mais l'homme ne croyait pas que l'océan avait un fond. Il ignorait d'ailleurs qu'il chutait. Plus grave encore que de perdre son nom, il avait perdu la notion fondamentale du Temps, qui sépare mieux que tout la réalité du rêve.

Le destin le sauva-t-il de l'oubli ?

À moins qu'il n'eût été, dès l'instant de sa chute dans les vagues noires, malgré sa faiblesse apparente en regard de la férocité de l'océan, un adversaire trop grand pour lui.

Grand non d'apparence, car même cette forme astrale qui s'effilochait comme une bobine de laine n'était rien de plus qu'un corps humain ; mais grand par ses idéaux, ses rêves dont les socles indestructibles le liaient encore, malgré le démantèlement de son âme, au reste de l'univers.

Cette homme était le voyageur.

Et son voyage dans les ombres prit fin contre des mailles de corde épaisses, anciennes, couvertes de coquillages et dont pendaient des algues et des filins dénoués comme des haillons. Il vécut ce choc comme une impossibilité ontologique, qui força son esprit à se réveiller. Ses mains translucides l'effrayèrent ; il se débattit parmi les ombres et attira davantage les prédateurs qui flairaient sa présence. Il grimpa le long du filet en direction de lueurs incertaines. Ce filet immense était suspendu à un rocher sous-marin, à quelques encâblures à peine, sur lequel des colonies d'algues formaient quelques bouquets phosphorescents.

Il nageait de manière pataude, agitant des bras comme un nouveau-né ; car ayant constaté que ses mains avaient perdu en netteté, il craignait de les arracher au moindre effort, de les déchirer comme une gélatine molle ou de les briser comme un verre délicat.

Incapable d'évaluer précisément la position du récif, il s'y heurta. Sous les algues et les bernicles, c'était une pierre lisse, sans aspérité ; une structure artificielle. On vivait ici, à l'abri des vagues, dans les profondeurs de l'Océan ! Ou du moins on avait vécu.

Il parcourut les sinuosités de la roche à la recherche de variations de structure, durant quelques dizaines de mètres, avant d'atteindre la porte.

Il chercha longuement un mécanisme d'ouverture ; sans qu'il sache ce qui la déclencha, la paroi s'ouvrit vers l'intérieur, aspirant plusieurs dizaines de mètres cube d'eau, dont lui, dans un remous inarrêtable. Un claquement sourd indiqua qu'elle se refermait derrière lui, tandis que des raclements contre la paroi signalaient la frustration des prédateurs bredouilles.

La lumière fit son grand retour ; sa source originait d'une surface hypothétique, à plusieurs mètres au-dessus de lui. Il remonta en douceur pour s'y réhabituer et émergea, victorieux des ombres, sous une voûte creusée dans une roche basaltique, couverte de champignons phosphorescents. L'homme se laissa dériver à la surface. Je n'ai plus de nom, pensa-t-il amèrement, comme un homme ayant appris le nom de la maladie qui l'afflige.

« C'est bien. Tu es venu vers nous. Maintenant, fais les deux derniers mètres. »

Sa vision floue malmenait les silhouettes des deux hommes, mais il vit leurs proportions étranges, des têtes trop grosses, des cous trop épais, des mâchoires larges aux dentitions de requin. Dans l'astral, en-deçà de la réalité, ou au-delà selon les exégètes, les apparences sont traîtres. Mais l'homme avait été un fin connaisseur de ces mondes ; les monstres ne pouvaient se cacher de lui.

Il avança jusqu'à la berge. Une main puissante, inamicale, plongea alors dans l'eau pour le hisser sur le rebord de pierre.

« Tu es à nous, maintenant, avança un des deux hommes, qui gardait la tête penchée de biais, comme un mécanisme irrémédiablement tordu, et à qui il manquait un œil. Tu es tombé dans notre filet. Donc à nous.

— Anou, anou, répéta le second, plus expressif mais moins doté en vocabulaire.

— Qui êtes-vous ?

— Nous sommes deux pauvres pécheurs. Aarto, c'est moi. L'autre s'appelle Personne.

— Où suis-je ?

— À Vorag, la cité sous la mer.

— Qui suis-je ?

— Plus personne. Donc tu t'appelles aussi Personne.

— Anou, anou.

— Viens. Il faut qu'on aille te vendre avant que tu fondes. C'est ça le souci avec la pêche. C'est qu'il faut que le produit reste frais. »

L'homme croisa les bras. L'eau gouttait de ses bottes de cuir gonflées, de sa cape de voyageur usée, de ses cheveux noirs, ajoutant un rythme au passage du temps.

« Tu ne peux pas résister, dit Aarto, sans agressivité, car il se savait maître du jeu. Ou bien je te porte avec mon gros bras, ou bien tu te portes tout seul. De toute façon tu va fondre.

— Fond, fond, fond, si fond.

— Alors on n'a pas de temps à perdre, tous les trois. Viens ! »

Ils montèrent un escalier approximatif taillé dans la pierre.

« Viens, viens, viens » disait Personne en faisant osciller sa grosse tête de droite à gauche.

Nolim I : l'Océan des OmbresWhere stories live. Discover now