30. Le Roi sous la mer

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(1400 mots)

Nul ne règne mieux sur ce monde, que celui qui en nomme les rois.

Nul n'est meilleur tyran de ce monde, que celui qui en choisit les tyrans.

Kaldor, Principes


La douleur qui perçait son front ne diminua pas sur le chemin et, tandis que l'antre du Roi sous la mer surgissait de la brume comme un kraken, Christophe multiplia les tentatives d'y remédier. La greffe ne prenait pas. Ce nom étendait ses racines dans tout son être, où il entrait en confrontation avec lui-même. Bientôt il se séparerait en deux formes astrales distinctes, qui n'auraient d'autre choix que de s'affronter à mort.

Le Rois vivait dans un manoir en ruines, à demi englouti par la boue et penché comme une tour de Pise. Des volets pendaient à quelques-unes de ses vitres éclatées, semblables aux yeux grand ouverts d'un animal mort. Des coulures de boue remontaient dans les fissures de la façade, qui malgré les tensions dans toute l'architecture, était demeurée d'un seul tenant.

Ce lieu n'existait que par la volonté du Roi, supérieure à celle de tous les damnés d'Océanos.

Christophe écarta les rideaux de toiles d'araignée visqueuses qui se collèrent à lui à son entrée. Un chœur de voix l'accueillit. Car l'intérieur du manoir avait fusionné en une seule pièce, au fond de laquelle se tenait le Roi. Sur les côtés, dans deux grandes fosses d'orchestre, s'emmêlaient les silhouettes obscures de damnés proches de l'extinction, qui chantaient en l'honneur de leur tyran.

Le Roi lui-même était avachi sur un siège de pierre, sous le regard de quatre statues colossales au regard vide, les mains jointes sur des épées aussi hautes que trois hommes. De sa vie almaine, il n'avait gardé que des traces ; son corps monstrueux était le double d'un être humain, couvert d'une croûte de pierre imperméable à l'acier. Au fond de ses yeux, minuscules en regard de sa forme de titan, brillait une colère inextinguible.

« Entre, Christophe » commanda-t-il avec un geste du bras, alors que ce dernier venait déjà d'entrer.

Le Roi était de ceux qui pensent, qui exigent que tout ce qui arrive soit le fruit de leur volonté. Ces empereurs se lèvent le matin, contemplent le soleil et déclarent : le soleil se lève pour moi !

« Vous savez qui je suis.

— Je t'ai vu venir. »

Sa voix était un grondement sourd, féroce. Un glissement reptilien chuinta sur le côté de son trône ; un fauve écailleux, dont les yeux et les crocs luisaient du même jaune doré, se coula près de lui.

« Rien de ce qui advient à Vorago ne m'échappe. Elle t'apparaît peut-être comme une grande surface, mais la cité, pour moi, est minuscule. Une toute petite bulle de vide laissée là par Océanos, car elle sert ses intérêts : nous faisons un bien meilleur travail que lui, nous sommes les acteurs les plus intensifs de notre disparition. »

Le Roi caressa son loup de garde. Un deuxième apparut de l'autre côté et s'avança un peu plus. Il observait Christophe avec une acuité féline.

« Regarde toi. À peine arrivé dans ma cité, tu as déjà détruit deux de mes sujets.

— Vous êtes un tyran. Vos sujets ne comptent pas pour vous.

— Es-tu un dieu, ou l'envoyé d'un dieu ?

— Il n'y a plus de dieux. Ils n'envoient plus personne. »

Le Roi émit un sourire ; sa bouche, une fente dans sa peau de pierre, s'ouvrit davantage.

Nolim I : l'Océan des OmbresWhere stories live. Discover now