18. Mon plus grand secret

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(1800 mots)


De la poussière rouge obstruait ses narines, sa bouche, déformait sa vue en grand aplats ocres et carmins. Ce fléau incorporel agissait comme un étau plus puissant que les chaînes du Tartare. Car tous les efforts qu'elle déployait pour s'en libérer se retournaient contre elle.

Heureusement, ce rêve ne souhaitait pas la tuer. Elle put donc se lever et partir, silhouette vermillon ballottée par le vent, sous l'œil intransigeant d'un soleil insipide d'une étrange proximité.

« L'aube rouge, dit-elle d'une voix rauque, entre deux accès de toux.

— Ah, déesse-impératrice, je suis montée sur le Garuda pour te voir, et voici que nous échangeons les rôles. C'est toi qui viens en mon domaine. Qu'espères-tu ? »

Vêtue d'un blanc irréel, Aléane semblait flotter au-dessus de cette poussière collante, âcre, qui freinait les pas de Justitia et s'insinuait déjà dans ses pensées.

« Crois-tu que tu es la première à me trahir ? murmura la guerrière légendaire en passant un bras compatissant sous son épaule, pour l'aider à se remettre debout. La trahison se réinvente sans cesse, comme le feu et la roue. »

Son intervention mit fin aux bourrasques étouffantes ; la poussière rouge retomba sur cette plaine désertique, parsemée de plantes sèches, d'arbres morts et d'insectes charognards. Justitia prit quelques inspirations saccadées.

« Où sommes-nous ?

— Nous avons chuté du Garuda. Dans les quelques secondes qui vont précéder notre mort définitive, tu as essayé de rentrer dans ma tête. Nous y sommes. Contemple autant que tu veux.

— Que représente... ce souvenir ?

— Je ne sais pas s'il s'agit d'un souvenir ou d'une invention. Si j'ai vraiment connu cette plaine rouge, alors ce fut ma première aube – c'est là que j'ai dû mourir pour la toute première fois. »

Justitia cracha une matière glaireuse, rougeâtre, dont elle ne sut s'il s'agissait de poussière ou de sang. Aléane l'aida à s'asseoir sur un rocher. Elle semblait sincèrement partager sa douleur et, pour la première fois, Justitia vit la bonté dans ses gestes et dans son regard. Elle se prit à regretter la lutte stupide qui les avait opposées quelques minutes plus tôt.

« Je sais pourquoi tu es ici, ô déesse. Tu as peur de la mort et tu veux savoir comment je l'ai vaincue à ma manière.

— Oui ! siffla-t-elle.

— Je ne crois pas que quiconque puisse vaincre la mort. Chaque Aléane que j'ai été est un fragment et je ne dispose jamais du temps nécessaire pour les rassembler tous. Les pièces fondamentales de mon passé me manquent. En fait, je ne suis jamais remontée jusqu'à ma première existence.

— Tu ne sais pas qui tu es ni d'où te viennent tes pouvoirs...

— Tu connais maintenant toute l'étendue de mon impuissance. »

Aléane s'assit devant elle en tailleur dans la poussière. Une grande tache rouge s'étendait sur sa poitrine, comme un symbole calligraphié. Depuis l'intérieur de ses rêves, sa forme astrale accusait les blessures de son corps physique.

« Je n'ai pas choisi d'être Aléane. J'ai été fille de roi ou de pêcheur, marchande de navets ou de bijoux, j'ai lutté dans les arènes souterraines illégales et dans les joutes princières. J'ai été menée à mes guerres par des concours de circonstances. Mais hasard et destin ne sont que deux faces d'une même pièce. »

Nolim I : l'Océan des OmbresWhere stories live. Discover now