49. Le papillon

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À chaque fois qu'il poussait une porte, Christophe ressentait une certaine appréhension. Il ne savait jamais vraiment ce qu'il allait trouver de l'autre côté.

Parfois, en sortant de son appartement, il y entrait de nouveau. Tout y était alors subtilement différent. S'il avait abandonné une tranche de pain sur le rebord de l'évier, celle-ci se décomposait sur place ; des gouttes d'eau flottaient dans la pièce, échappées d'un vase à fleurs ; les jonquilles dans celui-ci portaient des couleurs suspectes. Le dehors était empli d'une poussière rouge, dans laquelle filtrait quelque lumière sans origine et sans destination. Si par malheur Christophe avait laissé une fenêtre ouverte, alors dans cet autre côté de son logement, ce jumeau insincère des choses familières, la poussière martienne recouvrait tout. Toxique, abrasive, elle pénétrait les meubles et les décomposait.

Dans ces circonstances, Christophe rebroussait aussitôt chemin.

Parfois, la porte s'ouvrait sur le vide.

Ce n'était pas le plus désagréable. Car le vide n'est rien. Il se situe en-deçà de toute puissance, de toute potentialité. Le vide n'a aucune caractéristique physique, spirituelle ou morale. Il ne peut être défini que par son absence. Il n'est ni froid, ni chaud, ni petit, ni grand, ni heureux, ni malheureux ; ni bien, ni mal. Le vide est, en quelque sorte, une forme d'absence légitime. Acceptable. Reposante, presque. Christophe s'arrêtait alors, s'asseyait sur le pas de cette porte ; des pensées inutiles, surnuméraires, des démons familiers du quotidien, se décrochaient de son esprit comme des parasites, tombaient dans le néant. Il les regardait dériver comme le vent d'automne rougissant la surface des étangs.

Croyez-vous vraiment que l'homme craint le silence ? C'est que vous parlez d'être dans le silence, et d'expérimenter la solitude. Mais le vide, qui précède et qui suivra notre univers, n'est pas le silence – il ne contient rien ni personne permettant d'expérimenter la solitude, puisque par définition, il ne contient rien.

Parfois, il trouvait quelqu'un d'autre dans son logement. Quelqu'un qu'il aurait aimé pouvoir tenir à distance et qui, malgré tous ses efforts, continuait d'entrer. Car aucun verrou, aucune serrure, aucune porte blindée, aucun volet de métal ne pouvait tenir à distance ses colocataires. Christophe vivait en chez lui comme un fantôme encore attaché à sa dernière demeure, qui voit passer les clients d'une agence immobilière ; les rentiers infatués, les enfants braillards, les jeunes adultes fêtards et tapageurs.

Ces rencontres ne duraient qu'un instant ; elles tournaient court ; les deux parties savaient qu'aucune entame de conversation ne permettrait de combler le fossé qui les séparait, et ses colocataires mystérieux empruntaient une porte dérobée.

« Bonjour, Christophe. »

Le docteur Shani était un homme vif malgré son âge. Comme tous ceux à qui les débuts de la calvitie réussissent, il avait gagné en aplomb ce qu'il perdait en masse capillaire. Vêtu d'une blouse blanche, jouant sans cesse avec des lunettes dont il ne se servait jamais, c'était un puits de science respectable, à la limite de la suffisance. Il avait déjà tout vu ; le monde ne pouvait rien lui apprendre et, au contraire, c'était à lui d'éduquer le monde sur la voie de la raison.

Christophe était sans doute son meilleur client.

D'un geste, il lui offrit de prendre place.

« Où en sommes-nous ? »

Le docteur Shani posa ses lunettes sur son bureau d'acajou. Il regardait rarement Christophe dans les yeux, ne lui allouant sans doute que la moitié de ses pensées. Le reste de son esprit se consacrait à des réflexions philosophiques, ou la contemplation de la Vérité. Shani attirait le regard, c'est certain ; de telles âmes ont toujours brillé dans les salons et les académies. Mais il est un envers à cet éclat, une certaine fadeur, une aigreur semblable à celle du soleil se levant sur le Golgotha.

« Où en êtes-vous, Christophe ? » répéta le docteur pour s'assurer d'avoir été compris.

Puis, comme d'habitude, il ne lui laissa pas répondre. Pour certains praticiens, le patient est une énigme qu'il faut résoudre, un jeu auquel ils se plaisent à exceller. Chaque rencontre de Shani et de Christophe se déroulait ainsi : le docteur formulait des hypothèses et échafaudait des théories sans lendemain ; non que Christophe eût quoi que ce soit d'intéressant à ajouter.

« Vous avez l'impression de vivre dans un entre-deux permanent, comme si un voile synthétique recouvrait toutes les choses. Vous avez l'impression que rien n'existe. Êtes-vous le papillon qui rêve d'être Christophe, ou Christophe qui rêve d'être un papillon ? »

Il sourit, comme s'il s'apprêtait à répondre à cette question, puis se ravisa.

« Vous expérimentez la vie de l'extérieur. Comme un spectateur. Ou comme un personnage. La dualité est évidente ; quelquefois le théâtre se retourne vers vous et vous parle. Vous êtes le personnage de votre propre rêve. »

Puis il pointa un doigt vers lui ; c'était, le plus souvent, un geste optimiste, bien que le docteur rendît souvent son patient responsable de la complexité de son cas.

« Vous est-il venu à l'esprit que ce pouvait être le cas de chacun d'entre nous ? »

Shani leva les bras au ciel, fit un tour dans sa chaise, joua avec une mèche de cheveux que son oreille découpait en deux, comme un rocher sabrant une rivière argentée.

« J'ai étudié votre cas, Christophe, et voici ma conclusion. Vous êtes à peine différent de moi. Je constate que le monde fonctionne selon certaines règles. Des frontières infranchissables séparent le réel et le rêve, la vie et la mort, l'ordre et le chaos, le passé et le futur. Je me conforme à ces règles. Je suis raisonnable ; je suis sage ; je vivrai longtemps. Vous, vous avez refusé le cogito. Vous avez sauté du train en marche avant même que Descartes proclame « j'existe », donc vous n'existez pas, du moins, pas comme nous l'entendrions. Voici la racine de votre problème. »

Shani tourna le regard vers une statuette de son bureau, qui représentait un homme couvert d'un drap gris, dont émergeait une main gantée ; un masque de fer impavide couvrait son visage, percé de deux œillères. Il semblait discuter avec elle, et non avec Christophe.

« Or, comme vous avez refusé d'exister, vous avez aussi refusé de vivre et de mourir, vous avez refusé d'être réel ou d'être un rêve, vous avez refusé de créer l'ordre ou le chaos, vous avez refusé de séparer vos souvenirs du présent. Vous luttez vainement contre ces forces et contre ces paradigmes consubstantiels de la Création. Vous luttez contre tout ! Tout à la fois ! Et tout est contre vous.

— Et vous, docteur, êtes-vous contre moi ?

— Je ne suis qu'un observateur intéressé. Quelquefois, je me prends à croire en vous, Christophe, et je me demande même si vous n'êtes pas sur la bonne voie... mais je reviendrai toujours à la raison.

— Vous vous êtes fait une certaine idée de la raison et vous ne jurez que par elle. Je connais cela. Dès votre premier doute, vous en appellerez à la foi pour supplémenter votre raison défaillante, et vous cimenterez votre monde avec elle.

— Allez, hors de ma vue, j'en ai fini avec vous pour aujourd'hui. »

Nolim I : l'Océan des OmbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant