22. Monstre de l'abîme

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Plus loin encore se trouvait une porte d'accès à Vorago. Ne pouvant l'apercevoir, car le couloir rétrécissait en boyau spongieux et faisait un coude, Personne parvenait néanmoins à en imaginer la forme, comme un dessin en filigrane. Il savait aussi que nul ne laisserait passer deux pécheurs poursuivis par des démons. Une intuition née elle aussi des pensées d'Aarto et du chemin tracé par les deux prisonniers d'Océanos.

Le frère maudit d'Aarto s'accrocha à sa manche cirée de crasse, tandis que celui-ci dégainait un couteau en insultant quelques-uns de ses dieux favoris. Un certain Kaldor, notamment, récolta quelques-unes de ses remarques les plus colorées.

« On n'a pas le choix, grogna-t-il en faisant face au fond de la caverne, dont montait déjà une puanteur infecte et le clapotis de quelque liquide épais. Défends-toi, Personne.

— C'est à moi que vous parlez ?

— Ouais.

— Vous croyez me posséder ? En fait, c'est moi qui vous possède. Je n'ai aucune envie de me battre. Je veux voir jusqu'à quel point vous tenez à moi.

— F... F... Face de poulpe ! » l'insulta Aarto.

L'homme sourit, mais son sourire perdit sa couleur de victoire lorsqu'un liquide bitumeux remonta l'escalier par où ils venaient de passer, couvrant les aspérités rocheuses comme du pétrole. D'un noir luisant, mêlé de tons verdâtres, il ressemblait à un distillat des fonds océaniques. Une apparence assez proche de la réalité, car cette créature liquéfiée s'était spontanément agrégée parmi les fragments d'âmes errant encore dans les abysses.

Des excroissances montèrent en colonnes tremblotantes, suggérant bientôt la silhouette d'un quadrupède, d'un cervidé dont les bois crûrent bientôt en architectures incertaines, sur un crâne squelettique. Creux et encore empli de bouillonnements, il ressemblait à un trophée de chasse empaillé, oublié dans un cabinet de curiosités du douzième siècle, dont l'intérieur dévoré par les vers apparaît par les trous d'une peau miteuse. De sa mâchoire incomplète, le démon émit un faible sifflement, comme la plainte lointaine d'une cheminée de locomotive.

S'il avait fallu le nommer, plus grand honneur que l'on puisse faire à une chose privée de nom, il aurait été un Serre. Son nom, en miroir de sa nature, serait une déformation, la tentative de rebâtir une chose existante trop complexe de mémoire, sans outils ni plans, tel un ingénieur patriote qui, après avoir franchi la frontière en douce, planche des années sur la copie d'un sous-marin nucléaire observé depuis sa chambre d'hôtel.

Cette créature était issue d'esprits abandonnés dans l'océan, eux-mêmes issus d'êtres vivants du règne animal, voire d'humains ou de races apparentées, ces almains for nombreux dans l'Omnimonde. Réduit à la plus simple expression, la plus triviale mais aussi la plus cruelle, de ce qu'était la vie, il ne souhaitait plus qu'une chose : se nourrir. Se repaître de chair astrale, pour vivre encore, pour subsister, peut-être pour renaître – un tropisme étrangement populaire dans les mondes de l'esprit.

Presque inconscient, le Serre se situait sur la crête qui précède l'extinction finale. Exister lui demandait un effort considérable, lui imposait une souffrance inhumaine. Bientôt, la douleur de vivre surmonterait la volonté de prendre d'autres vies, alors il serait vaincu. Océanos, tueur efficace, patient, méthodique, gagnait toujours.

« Voici donc ce que je j'aurais pu devenir, constata Personne. Mais vous semblez inquiet, Aarto. Le combat serait-il perdu d'avance ? »

L'homme au cou épais fit un bond très agile pour quelqu'un de sa corpulence. En l'observant, Personne en apprenait d'autant plus sur le peuple oublié de Vorago. Il s'agissait certes de voyageurs astraux, mais dans ces rêves, leur pouvoir ne dépassait guère le réel, ou de si peu. Ainsi Aarto évitait-il les remugles noirs qui dansaient autour de lui en flèches incorporelles, avec la prestance d'un Robin des bois, tandis que sa lame tranchait certaines excroissances liquides. Ils ne savaient pas rêver davantage. Ils ne savaient pas entrer dans la structure des choses, étudier les lois dans leur infinie complexité et les manipuler, comme un dictateur qui, élu démocratiquement, retourne toutes les règles à son avantage. Or Personne prenait conscience de l'étendue de son propre pouvoir. Mais pour l'heure, il se contentait de compter les points.

L'acolyte monocorde d'Aarto émettait de petits cris qui ne faisaient que le déconcentrer. Le démon océanique sifflait comme l'eau qui bout, tandis que sa nappe génératrice s'étendait davantage, et qu'en surgissaient les prémices d'autres formes de Serre, comme les végétations champignonneuses poussent en une nuit sur un terreau mycélien.

L'homme-requin fit rouler son regard de droite à gauche, son gros œil cherchant une solution de repli, tandis qu'il essuyait sa manche constellée de taches collantes.

« On est foutu » lâcha-t-il.

Certaines personnes font ainsi publiquement état de leur désespoir en espérant que les dieux ou le destin accourront, puisqu'on dénonce leur impéritie à voix haute. Aarto, qui possédait un idéal, même modeste, ne pouvait pas accepter aussi facilement la défaite. Personne, lui, s'en fichait. Je n'ai ni passé ni futur, se répétait-il. Je ne suis donc rien de plus qu'un rêve dans le rêve. Je peux devenir à tout moment un démon semblable à ce pétrole mouvant, car je ne possède plus rien de moi-même, je n'ai donc rien à perdre, rien à franchir avant de basculer. Que je sois encore là n'est la bénédiction d'aucun dieu. C'est une anomalie.

« Fais quelque chose, lâcha Aarto à son adresse.

— Contrairement à vous, je n'ai pas peur.

— Peur, peur, peur, dit l'autre Personne, en reculant de quelques pas pour éviter l'avancée de la marée noire.

— Qui est-il pour vous ? avança l'homme en désignant le demi-muet. Un frère ? Un ami ? Quel genre d'amitié résisterait à la traversée des enfers ? Un compagnon d'infortune ? Un compagnon de guerre ! Vous avez été tous les deux des galériens.

— As-tu connu Naglfar, le vaisseau des morts ?

— Cela ne me dit rien.

— Tu es perspicace, mais ignorant. De toute façon, puisque tu préfères qu'on se fasse bouffer, ça ne changera rien. »

Son apparente résignation, presque flegmatique, dut émouvoir le destin – il est illusoire de penser que les dieux, s'il en restait encore un seul en service, influaient au plus profond des geôles d'Océanos. Une traînée de fumée violette traversa la grande salle souterraine. En observant cette manifestation aussi brutale et incongrue que l'éclair qui précède l'orage, Personne comprit qu'elle serait invisible pour Aarto et les autres habitants de Vorago. Il s'agissait de cette magie subtile dont il caressait le souvenir convalescent. Une traînée d'Arcs.

Nolim I : l'Océan des OmbresWhere stories live. Discover now