23. Maître des Arcs

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De ce qui nous est inaccessible, nous ignorons l'existence.
C'est pourquoi vous ignorez l'existence des Arcs.
C'est pourquoi nous ignorons la présence du Temps.

Kaldor, Principes


Dans cet univers où le rêve et la matière conspirent main dans la main, tout existe, sous une certaine forme. L'imagination engendre ses propres mondes. De même que ces milliers de fantômes subsistant à Vorago, le souvenir a ses propres adresses. Pour qui sait entendre, le vide spatial qui encercle les planètes habitées est un chœur de pensées almaines.

Personne se souvenait fort bien des Arcs. Ils étaient toute forme de lien. Aussi bien celui qui attire deux frères séparés à la naissance que celui qui connecte tout homme à ses rêves d'enfants. Les Arcs reliaient toutes les choses que l'on croit abandonnées, que l'on croit perdues, comme le Nil portant le berceau de Moïse. Les Arcs avaient leurs fleuves tortueux, leurs océans et leurs tempêtes ; les Arcs étaient un réseau, un univers par-dessus l'univers, vaste comme la pensée almaine. Les Arcs suivaient des chemins aussi alambiqués que les volontés du Destin ; des nécessités inaccessibles au commun des mortels, soumises à la sagacité des dieux.

La majeure partie de l'univers est invisible et incorporelle, faite d'une matière trop lâche, trop fluide pour tolérer la matière réelle. Certains mortels ont compris qu'il suffisait de passer une main sur ces faux miroirs pour en ôter la buée, comme une vitre en hiver aux premières heures de l'aube, et apercevoir alors des horizons plus vastes et plus mystérieux. Les voyageurs astraux parviennent même à franchir ces barrières. Mais ce qu'ils voient ne fait pas toujours sens. Aussi hamanes, prêtres et gourous s'en remettent-ils à quelque dieu en espérant que, puisque les assemblages brinquebalants des rêves leur demeurent hermétiques, une science supérieure peut percer les secrets contenus dans leurs formes cryptiques.

Je possède cette science, comprit Personne.

La science des Arcs.

La forme de lumière violacée, cette chose qu'il était le seul à voir, traversa l'espace et fendit en deux le Serre démoniaque. Alors que les amalgames noirs refluaient pour reformer une silhouette liquide, l'arrivante s'arrêta entre Aarto, Personne et le lac noir. Il s'agissait d'une humaine sans corps, sans visage, une silhouette creusée dans l'espace en dégradés de violet, faite de son absence. Une lame invisible prolongeait son bras droit, qu'elle tenait ouvert, comme le défi d'un bretteur. Un fantôme parmi les fantômes. Un rêve parmi les rêves.

« Qu'as-tu fait ? » s'exclama Aarto, qui reprenait son souffle.

Son cou émit un craquement plaintif, tandis qu'il balançait son crâne trop lourd d'un Personne à l'autre.

« Moi, rien.

— Rien, rien, rien » ricana Personne.

Soulagé de voir le démon reculer, il le considérait déjà comme battu, avec cette naïveté propre aux enfants ; et désignait de son gros doigt le Serre gargouillant pour se moquer de lui.

« Je t'ai vu ! cracha Aarto. Tu t'es moqué de nous ! »

Deux nouvelles têtes extrudaient de la masse liquide du démon, de nouveaux filaments durcissant leur pointes en griffes et en dents solitaires ; il jetait toutes ses forces dans un combat devenu inégal. Personne, qui se tenait tout juste à gauche de la forme violette, esquissa un geste vers elle. C'était une marionnette sans fils, un pantin sans image, dont l'incomplétude frustrante troublait sa vision des Arcs.

À son premier mouvement, la semi-forme astrale effectua un geste similaire.

Ils étaient tous les deux liés.

Nolim I : l'Océan des OmbresWhere stories live. Discover now