25. Vorago

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Lorsque le monde se met à courir, nous devons courir pour rester fixe.

La cité sous la mer semble une halte bienvenue aux voyageurs des enfers, mais ceux qui croient y trouver le repos seront absorbés par la lente montée des eaux.

Oui, la cité sous la mer donne son sens à l'enfer. Les fuyards y trouveront asile, et l'espèrent comme un tremplin pour leurs expéditions futures. Mais la cité les enchaînera mieux encore.

Alleris Bombastus, Science Hermétique


La traversée de Charon fut brève comme une descente en tyrolienne. Dans les intérieurs du gardien, Personne observa les démons engloutis, les prisonniers qui n'avaient pas payé leur trajet, figés entre deux boyaux d'Arcs ; il remarqua les bulles de souvenirs qui éclataient parfois entre deux replis. Malgré cette abondance ignoble, tout à fait invisible pour Aarto et son frère, il ne trouva rien susceptible d'éveiller en lui un écho, aucun indice quant à sa forme duale. Il pressentait que Vorago ne lui apporterait rien de nouveau. Tout ce qu'il avait été, tout ce qu'il avait vécu, cru ou rêve, avait été emporté par Océanos lors de sa chute. Rien ne l'avait suivi jusqu'ici. Il ne se réunirait pas avec lui-même.

Expulsés par Charon, ils émergèrent dans un trou d'eau croupie. Comme une heure plus tôt, Aarto tira Personne de cette substance opaque, si infectée de pourriture qu'elle collait à tous ses vêtements. Leurs pas s'enfonçaent dans une boue épaisse, recouverte d'un demi-mètre d'eau sale, comme le lit d'un fleuve embourbé de limons.

« Ignoble, commenta Personne en essorant ses cheveux, qui puaient l'algue pourrie.

— Voilà Vorago, grogna Aarto.

— Je ne vois rien qui ressemble à une ville.

— Regarde mieux. »

Personne leva la tête. Cette surface aqueuse s'étendait aussi loin que porte le regard, jusqu'à un horizon de brouillards décomposés. Vorago avait un ciel bleuâtre, dans lequel perçaient des étoiles suspectes. Mais ce n'était qu'une voûte de pierre d'où pendaient quelques algues. L'Océan se trouvait de l'autre côté, prêt à engloutir cette cité si l'envie lui prenait.

« Je ne vois toujours rien.

— Par ici » dit Aarto.

Son frère s'approcha de Personne, avec une discrétion étonnante compte tenu de sa silhouette massive et pataude et des grands bruits de botte dans l'eau boueuse. Il lui fit un croche-pied ; Personne fut emporté sur le côté par son propre poids, il tendit d'instinct un bras vers l'avant ; sa main se posa sur l'eau comme s'il s'était agi de matière solide.

Le gros bonhomme monosyllabique s'était mis à rire, mais il s'arrêta en voyant que sa tentative tournait court et fit semblant de regarder ailleurs.

Quand Personne ramena sa main à lui et se releva, il lui sembla arracher à l'eau des filaments violacés. Modifiée localement, la structure de la matière gardait trace de son passage. De minces éclats apparaissaient dans la transparence toute relative de l'eau, aisément camouflés par l'ébullition de larves d'insectes et de micro-algues voyageuses.

« Ceci n'est pas une ville, c'est un trou à méduses.

— C'est ça ou l'Océan. Tu préfères qu'on t'y balance ? Je crois que Charon n'y verrait aucun inconvénient.

— Arrête de lutter, Aarto. Je suis un grand mage d'Arcs. J'ai survécu sans mon nom, bien mieux que ton compagnon d'infortune.

— Tune, tune, tune.

— Tu n'es pas en mesure de négocier avec toi. Je te possède. Ce n'est pas le contraire. Je vous suis uniquement parce que cela m'amuse et que je veux découvrir Vorago. Tu es ici pour me divertir ! Vous êtes les fous du roi.

— Il n'y a à Vorago qu'un seul roi, et il se trouve là-bas, dit Aarto en désignant un banc de brumes.

— Eh bien, je suis peut-être venu prendre sa place.

— Oh, défie-le si ça te chante, tu moment que je peux te vendre d'abord. Alors viens !

— Me vendre et gagner ta liberté. L'espoir fait même vivre les morts ! »

Des arbres de mangrove, endormis, surgissaient parfois des eaux et du brouillard. À cette occasion, Personne distinguait, dans l'aura de phosphorescence blafarde qui émanait de leurs branches noueuses, une traîne de statues humanoïdes, figées autour de leurs racines comme des concrétions naturelles. Ce fonds aqueux qui recouvrait tout faisait lui aussi partie de l'océan. À la longue, il rongeait tout ; même les singes abrités en hauteur, des macaques au teint noir et au sourire carnassier, perchés sur les branches et sur les rochers solitaires, seraient consumés par ses vapeurs. Le souffle d'Océanos montait de ces eaux noires, auxquelles ils devaient arracher chaque pas.

« Sommes-nous bientôt arrivés ? » grommela Personne, qui voyait revenir vers lui la crainte de s'arrêter, de tomber tête la première dans l'eau et d'y être emporté.

Il manqua d'écraser un squelette humain. Un poisson avait élu domicile dans ce débris et il serpenta mollement hors d'une orbite.

« C'est là, lâcha Aarto. C'est là que je vais te vendre.

— Tu l'as répété tant de fois que c'en devient touchant, le moqua Personne. Vends-moi, si ce n'est que pour te faire plaisir ! Mais je te préviens, il faudra que l'acheteur soit à la hauteur.

— Oh, c'est un mage d'Arcs, comme toi.

— Un grand mage d'Arcs ?

— Un mage des noms. »

Laissant Personne aux prises avec ce concept, il prit de l'avance en direction d'une tour solitaire, si encerclée d'algues et de branchages en décomposition que l'eau boueuse semblait l'aspirer. Rien ne devait rester en place très longtemps à Vorago. Il fallait lutter pour se maintenir à sa place.

« Nomenclateur ! » lança Aarto.

L'appel claqua contre le mur sombre, sans fenêtre, percé seulement d'une ouverture à peine assez large pour les deux gros frères. Un petit caillou roula du dernier étage, à demi effondré, et chuta dans l'eau.

Inquiet, Aarto franchit à grandes enjambées le chemin qui le séparait de la tour. Des courants contraires poussaient vers lui les algues et les nénuphars olivâtres du bourbier, qui semblaient prendre racine auprès de la tour elle-même.

Vorago une cité précaire, incapable de rester en place, car l'Océan, jusqu'à la moindre de ses gouttes, y poursuivait encore son œuvre ; séparer les choses, les isoler et les détruire. Ainsi la tour, comme les arbres, comme chaque bâtiment que les damnés auraient pu essayer de bâtir, se déplaçait inexorablement.

Aarto passa sa grosse tête dans l'embrasure presque trop étroite pour lui et réitéra son appel. Un murmure étouffé lui répondit.

« Il est là, dit-il. Venez, les Personne. »

Son frère fit de gros yeux et ramena ses bras contre lui, regardant ses pieds, les poings serrés comme un convulsif, la tête rentrée dans les épaules au point que son cou semblait avoir disparu. Ce lieu était un danger pour lui.

« J'ai déjà vu Charon et il m'a déçu, dit crânement Personne. Voyons donc ton Nomenclateur. J'espère que ce prédateur-ci méritera son rang. »

Ils montèrent quelques marches avant d'accéder au rez-de-chaussée de la tour, inhabité et silencieux. L'eau y formait des flaques permanentes, où croissaient des algues, qui s'élançaient déjà à l'assaut des murs. Aarto grimpa un escalier à pas lourd. Il s'annonça auprès de l'occupant de l'étage supérieur, qui émit un bref soupir, puis fit signe à Personne de le rejoindre.

Nolim I : l'Océan des OmbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant