19. Tomber dans l'oubli

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(1100 mots)

Océanos est un univers dans l'univers, fait d'un empilement de niveaux que certains occultistes dénombrent à vingt-six ou vingt-sept, comme les cartes du tarot kaldarien.

Nombreuses sont les rivières qui, serpentant entre les rêves incomplets, mènent à ses eaux noires et furieuses.

Océanos emprisonne ceux qui ont refusé de mourir. Au lieu de s'envoler dans la Noosphère, leur âmes lourdes de vanité ou de crimes ont persisté. Elles coulent jusqu'au fond de l'océan, ou dans l'un de ses fonds. Parmi ses bagnards se trouvent d'illustres personnages, que nombre ont rêvé de contacter ou d'invoquer ; mais personne ne lui échappe ; l'océan est un éternel mystère.

Adrian von Zögarn, Histoire de l'Omnimonde


L'homme tombait.

Il tombait depuis des heures, des jours, des millénaires. Les profondeurs de l'océan ne semblaient connaître aucune limite. Rapidement engourdi par le froid, écrasé par la pression de l'eau bitumeuse, son corps pris en étau n'était plus qu'un bloc de glace en chute libre.

Cette chute avait tant duré qu'elle s'était amortie en flottement stationnaire, comme s'il était statique dans cet univers mystérieux et que, des abysses, des ombres ondulantes remontaient vers lui en un ballet envoûtant.

Longtemps, il avait bravé la tempête en surface, s'accrochant à son nom et à ses souvenirs, mais rien n'était à l'abri de l'océan ; tout pouvait être emporté à ce naufragé sans île. Les vagues noires avaient dévoré le ciel, arrachant ses éclats à chaque frappe impétueuse, fracassant l'horizon dans chaque coup féroce. Elles étaient une armée de fauves originels, grouillante et intelligente, froide et calculatrice, animée du désir de dévorer et de détruire.

Lorsque l'humain s'était senti partir, il s'était réfugié dans ses rêves, car, d'ordinaire, le monde n'y avait prise. Même pris au piège des flots en colère, il marcherait encore librement dans ses souvenirs et, là-bas, il pourrait revoir les visages perdus, sentir la chaleur des âmes disparues et se remémorer ceux qui lui manquaient.

Mais l'océan l'avait poursuivi et, où qu'il tente de s'enfuir, il l'étouffait toujours.

L'humain se croyait fort. Ces souvenirs comptaient tant pour lui qu'il se pensait invincible. Il avait longtemps résisté aux assauts de l'océan. Et ce n'était qu'à la faveur d'un éclair, d'une lumière déchirant le ciel obscur jeté sur ce monde infernal, qu'il avait aperçu les reflets sur l'eau.

Là d'où venait l'humain, l'eau était passive ; elle reflétait des visages et des ponts. Ici, l'océan lui présentait des bribes effacées, des fragments de réalité, les trophées qu'il avait arrachés aux précédents prisonniers. Tant d'autres avant lui avaient tenté de résister ; tant d'autres avaient échoué.

Tous des almains comme lui, faits de millions de petits morceaux de vie infimes, des almains qu'il était si facile de réduire à leurs composants, tant d'expériences que l'on pouvait décortiquer en années, puis en jours, puis en instants. Des images, des moments, des impressions fugaces, qui rejoignaient alors le flot.

Il avait alors entendu résonner la voix de l'océan, lourde et puissante ; un grondement qui se propageait à la fois dans l'air, dans l'eau et dans son esprit en lente déliquescence.

« Vois, humain, ce qu'il advint de tes semblables. Pour moi, tu n'es rien. Contre moi, tu n'es rien. Tu ne peux résister à mon emprise. Je te juge indigne de quitter ces lieux ; alors, abandonne-toi à l'oubli.

— Je dois... dit l'humain faiblement, sans qu'il sache quels mots devaient compléter sa phrase.

— Tu ne dois plus rien. L'univers t'a perdu, et tu as perdu l'univers ; vous vous êtes tous deux éloignés comme deux vieux amis. Maintenant, humain, laisse-moi te guider vers la dissolution que connaissent tous les êtres. Ainsi que les corps se corrompent, les esprits se désagrègent. Ainsi que les montagnes disparaissent sous l'assaut des vagues, ici nul ne peut prétendre à l'éternité.

— Je suis...

— Tu n'es plus rien. Chacun de tes souvenirs s'en est allé comme les pétales des fleurs à la fin du printemps ; mes vagues ont saisi chacun de tes espoirs et ta vie s'est envolée dans mon ciel sans lumière. Tu n'étais rien, humain, mais tu étais encore grand de l'ignorer. Désormais, il est trop tard.

— Je veux...

— Tu ne veux plus rien. Ton esprit s'assèche comme un arbre mort ; tu as disparu au moment où ton nom et ta mémoire me sont revenus. Partir d'ici ? À l'extérieur, plus rien ne t'attend. Nul ne prononce secrètement ton nom, le soir, les yeux absorbés par la lueur d'un feu de camp ; aucun esprit, même de ceux qui voyagent le plus loin, ne viendra te chercher ici. Nous sommes aux confins de l'univers, là où les derniers dieux ne s'aventurent guère, car ils me craignent entre tous. »

L'humain avait longtemps résisté. Il lui semblait que, malgré les dires de l'Océan, l'univers avait gardé quelque chose pour lui ; un secret, un mirage peut-être, enfermé dans un écrin, lointain mais accessible.

Dans son dernier rêve, il se trouvait derrière un immense mur de verre transparent et bleuté, qui rayonnait une douce lumière. De l'autre côté du mur s'étendait une vaste salle au dallage de marbre blanc, un autel de la même couleur, d'au moins un mètre de haut ; sur cet autel, une épée brisée. Là était ce qu'il avait longtemps cherché, l'aboutissement de sa quête et la réponse à toutes ses questions.

Mais il ne pouvait traverser le mur de verre et, bientôt, une vague noire le happait en arrière, pour le ramener à sa froide réalité.

« Je ne peux pas croire que tu existes, avait-il dit alors à l'Océan. Ce monde ne peut être. Je ne suis pas dans mon véritable corps. Ce sont de fausses impressions. J'attendrai longtemps s'il le faut, mais je te résisterai, jusqu'à retrouver la réalité d'où tu m'as arraché.

— Que tu le veuilles ou non, cette prison est la réalité. Tu ne peux la briser, car c'est elle qui te brisera d'abord ; mon rôle est de te détruire.

— Pourquoi ? avait-il articulé, impuissant.

— Ne sais-tu donc pas où tu te trouves ? As-tu déjà oublié ? Je suis le gardien ultime de l'ordre des choses. Je sépare le troupeau des vivants du troupeau des morts, et j'emmène ces derniers à l'oubli. Sans moi, l'équilibre des âmes serait rompu. Sans moi, l'univers serait renversé. Je suis venu après le Déluge, au commencement de cette ère, et après moi, viendra la fin du Temps.

— Je ne suis peut-être qu'un homme, mais il subsiste, au-delà de ce monde, une trace de moi.

— Mais qui es-tu ? Les souvenirs que j'ai arrachés à ton esprit ne sont plus tiens, mais miens. Ce nom que je t'ai ôté n'est plus tien, mais mien. Rien de tout ceci ne te reviendra. L'heure de ta disparition approche. Abandonne, humain, pour que cette torture cesse ; abandonne-moi tes derniers fragments. »

Alors l'homme avait perdu prise ; l'eau s'était refermée au-dessus de lui, le tirant dans ces profondeurs inconcevables.

Nolim I : l'Océan des OmbresWhere stories live. Discover now